Points de vue

Idées et opinions

 Dieu est-il nécessairement grand?

Voici une question qui peut sembler sotte. Mais, sous son aspect banal, elle recèle des trésors d'interrogations. Certes, cela ne vous aidera pas à payer votre pain moins cher, quoique... Bref, la question est posée, je me lance. Attention, il ne s'agit pas d'un catéchisme ni d'un sermon, mais simplement d'une réflexion non doctrinale.

Préambule

Commençons par préambuler. En parlant de Dieu, je m'expose à toutes sortes de levée de boucliers, tant de la part d'athées que de croyants. C'est pourquoi, en guise de prologue, je mets en avant le but purement dissertant de ce propos. Il ne s'agit pas d'exposer quelque doctrine que ce soit ni de défendre ou de combattre telle ou telle opinion. Je veux simplement (pas si simple que ça, d'ailleurs) poser des questions auxquelles on ne pense pas nécessairement, mais qui, pourtant, permettent d'aborder bien des sujets pas si inintéressants qu'ils en ont l'air. En conséquence, quand je parle de Dieu, c'est de la déité en général qu'il est question, aussi bien dans la sphère monothéiste judaïque, chrétienne, musulmane, que dans les religions polythéistes antiques, égyptienne, grecque et romaine, ou panthéiste.
Avant d'entrer dans le gras de la discussion, je vais en cerner un peu le sujet. L'idée qui le motive est la suivante: Dieu, un dieu, la notion de divinité semble a priori établir une hiérarchie entre l'homme, petit et faible, et une puissance (ou plusieurs, du reste) supérieure. Est-ce toujours le cas? Dieu est-il nécessairement grand?

Les petits et les grands dieux

Les religions monothéistes (adorant un unique dieu) présentent volontiers Dieu comme un être omnipotent, donc puissant et, semble-t-il, nécessairement grand. Allah est grand. Le Dieu d'Israël est "le plus grand". Mais les religions polythéistes (adorant plusieurs divinités) connaissent une hiérarchie, plus ou moins floue, de l'importance de leurs dieux. Les Grecs antiques et les Romains mettaient Zeus ou Jupiter au-dessus du lot, c'était en quelque sorte le dieu des dieux. Le nom Jupiter nous renseigne sur l'origine de cette grandeur et de cette importance: son nom signifie "Zeus le père". Comme Dieu le père de la Bible. À cette différence près que le "Dieu le père" biblique est à l'origine du monde qu'il a créé, tandis que Zeus est de fait un fils à papa dieu, à savoir Cronos, (le Temps [Chronos ?]), lui-même fils du Ciel et de la Terre (Ouranos et Gaïa). Soit dit en passant, le mot dieu provient de Zeus (génitif, Dios). Chez les Égyptiens, Râ (ou Rê) est "le grand dieu". Retenons ce point important, Dieu est le père, il possède l'autorité et des moyens persuasifs pour la faire respecter: la foudre, le pouvoir de déclencher des calamités (pluies de grenouilles, déluge, invasion de criquets, épidémies, la puissance pour ouvrir la mer et y engloutir des armées, etc.). Voilà bien des arguments en faveur de la grandeur de Dieu, de ces dieux-là du moins.
À côté d'eux, d'autres divinités ont une existence moins importante (dans la hiérarchie religieuse). Dans un premier cercle, pour prendre exemple parmi les dieux gréco-romains, on a affaire à Héra/Junon, Hadès/Pluton, Poséidon/Neptune, Aphrodite/Vénus, Arès/Mars, Apollon/Phoebus, Hermès/Mercure, etc. Tandis que parmi les dieux mineurs on peut citer Hécate, Morphée, Eros, les Muses, les Satyres/Faunes, les Moires/Parques, Perséphone/Proserpine, les dieux lares, et bien d'autres. Ceux-là ne sont donc pas "grands". Autant s'en tenir aux grands si l'on veut obtenir quelque chose. Ne jure-t-on pas "ses grands dieux" afin d'invoquer une garantie totale et irrévocable à ce que l'on affirme?

Quand Dieu devient petit... tout petit

Chez les juifs, la question de la grandeur de Dieu ne devrait pas se poser. Pour les musulmans non plus. Car ils n'ont qu'un dieu (Yahvé/Allah) et il est grand, maître du ciel et de la terre - si l'on sait lire, cela veut bien dire: "Maître d'Ouranos et de Gaïa", les parents de Zeus...
L'histoire se corse sérieusement avec l'arrivée de Jésus, de l'enfant Jésus, du nouveau-né, fils aîné d'une femme, Marie. Là, c'est la révolution ! Au sens littéral, c'est la catastrophe, tout se fiche par terre: si maintenant, Dieu s'est fait petit bébé, comment peut-on prétendre qu'il est grand? Il est tout meniot, un pitchoun de rien du tout qui mouille ses couches et dont il faut laver les langes, à qui il faut donner la becquée après l'avoir nourri au sein. Un petit être dont la vie dépend donc des soins attentifs de sa maman. Omnipotent, ça? [n'oublions pas qu'en grec, l'enfant, to paidion, est neutre]
Voilà que ce tout-petit se dit être "le fils de l'Homme" et "Dieu à l'égal du Père". L'alternative est posée: ou bien le type qui prétend cela est un fou dangereux, qu'il faut éliminer; ou bien on cherche à comprendre ce que ce rabbi s'est donné la peine de nous dire au péril de sa vie. L'Histoire a validé la première option, et Jésus le Nazaréen a fini planté sur une croix de supplice. Ça se comprend, quand même, car il aurait fallu que ses contemporains changent de référent pour pouvoir raisonner différemment; ils n'en ont pris ni le temps ni le risque. Le second membre de l'alternative n'a trouvé un écho qu'après. Et cela a été un problème. Parce qu'il est vrai que Jésus a blasphémé en se disant Dieu, alors qu'il traînait ses sandales sur les routes de Galilée et de Judée, qu'il se mettait au rang des pauvres bougres, des traîne-misères, des femmes de petite vertu, des gagne-petits. Le Dieu d'Israël n'est pas un miséreux, puisque c'est le maître de l'Univers, le Dieu tout-puissant, le Dieu de gloire, infiniment grand. Dieu ne se faisait pas "le plus petit d'entre les petits" ni "le serviteur des serviteurs", le dernier des derniers. Alors qu'est-ce qui a pu passer par la tête de ce fils de charpentier? Un grand vent, l'Esprit, qui a rétrécit Dieu au point qu'on puisse le manger. On peut désormais se nourrir de Dieu! Et ce n'est qu'en nous, si l'on est bonne pâte, que Dieu peut grandir.
C'est à la fois un véritable scandale par rapport à la notion de Dieu et tout l'intérêt de cette "bonne nouvelle" (que pudiquement les Églises nomment "Évangile"; ce qui veut dire "annonce du bien" autant que "bonne nouvelle"). La bonne nouvelle, c'est que ça fait du bien. À l'Homme. Car pour l'humanité, l'intérêt de Dieu dans cette histoire-là, c'est qu'il ne fait plus peur: il fait du bien. Et la religion n'est plus un chapelet de rites à accomplir, mais l'occasion de prendre par intussusception les divins bienfaits, autrement dit la force de Dieu. Le petit Jésus non seulement a détruit le temple du Tout-Puissant, comme il l'a dit, et a fait de l'Homme son temple nouveau, mais il s'en fait aussi le moteur. "Le royaume de Dieu est semblable à un grain de sénevé (sinapi) qu'un homme a pris et jeté dans son jardin; il pousse, et devient un arbre" (Lc 13,19). Dieu est une toute petite graine pour que nous (le "jardin", la Terre) devenions grands.
Alors je résume: Dieu tout-puissant se transforme en bébé, de grand il devient un tout-petit. Les hommes le tuent, pour en finir une bonne fois pour toutes avec ce blasphème: un homme ne pourrait se prétendre Dieu. Mais la révolution du Christ, l'homme "revêtu" de la déité, a été instituée avant sa mise à mort: "Prenez et mangez, ceci est mon corps, livré pour vous. Prenez et buvez, ceci est mon sang, transmis à la multitude des hommes." Le Sanhédrin, les grands prêtres, Ponce Pilate et cette ignoble foule vociférant "À mort!" arrivent donc après les pommes. Dieu le tout-petit s'est donné en nourriture. "Prenez en vous la substance de la divinité. Buvez à la source de la vie divine." Dieu n'est plus que pain et vin, une nourriture très commune, le repas de tous les jours.

C'est bien, un dieu tout petit petit?

À chacun de voir, serait-on tenté de répondre. Les gens de pouvoir préfèrent sans doute un dieu tout-puissant, très fort, très grand, capable de tout, de construire les plus grandes merveilles comme de les détruire selon son arbitraire, quitte à se faire passer eux-mêmes pour ce dieu. Surtout, il est commode de prétendre que Dieu a tout fait. Car c'est alors de sa "faute" si ça ne marche pas; à moins que ce ne soit parce que nous sommes trop petits, trop imbéciles, pour comprendre comment ça fonctionne, ce monde parfait. Pis encore, les petites gens pourraient bien se réjouir de savoir que Dieu est avec elles, les faibles, les démunies. Ce qui déplaît aux puissants, car, selon eux, cela devient dangereux, pour la (bonne) société. "Dieu est mort", proclamait Nietzsche (in Le Gai  Savoir et Ainsi palait Zarathoustra). Oui, celui que les juifs de Judée ont cloué sur une croix, leur Dieu, le Dieu grand, parce qu'ils ont craint que le petit Jésus prétendît être celui-là. Mais petit, Dieu est ailleurs, il est la force (ça, le grand aussi, bien sûr), la vie, et nous autres humains avons à le maintenir en nous en mangeant "notre pain de chaque jour". En disant Dieu petit, la bonne nouvelle de Jésus de Nazareth a tout mis sens dessus dessous: l'Homme est devant sa propre responsabilité, car son "péché originel" était de croire avoir fauté par rapport à la perfection divine. C'est bien de cette faute, de croire que Dieu a tout fait, même notre imperfection, que la bonne nouvelle nazaréenne nous lave. L'arbre de la Connaissance était interdit aux hommes dans le jardin d'Eden, car disserter de Dieu, c'est déjà le mettre à notre échelle. Si Dieu est infini, nous ne pouvons pas l'appréhender, en concevoir l'essence même. Dès que nous parlons d'un dieu, nous le rendons petit. C'est d'ailleurs pourquoi on ne devait pas prononcer le nom de Dieu, celui qui n'a pas de nom, l'indicible. Mais nous, qu'Adam et Ève symbolisent, avons transgressé l'interdit. On pouvait parler à Dieu, mais non pas de Dieu. Et voici que Dieu se fait Homme. Il entre dans l'humanité en se donnant chair et sang comme nourriture quotidienne. Arrêtons donc de nous croire misérables par le fait d'un Autre, assumons notre condition humaine, toute de bassesse et de grandeur, et nourrissons-la de confiance en partageant le petit pain de Dieu, à l'infini divisible mais unique et unificateur, car ce pain nourrit notre vie toute entière, corporelle et spirituelle.
En conclusion, plus Dieu est petit, plus il est diffusable, plus également il peut pénétrer au fond de notre humanité. Plus il est grand, plus il est craint, mais lointain. L'Histoire religieuse a gardé le Grand Dieu. Est-ce bien nécessaire?

Et Dieu créa...

La nécessité d'un dieu grand vient de sa fonction de créateur. Créateur, non pas artistique, mais de l'univers. Notre créateur. Au-delà de la mythologie, la création du monde, son origine est une vraie question, à laquelle nous n'avons pas de réponse. Non, scientifiquement parlant, nous ne savons pas pourquoi nous existons. Nous supputons comment cela a bien pu se passer, du moins, ce qui a bien pu se passer il y a quelque 13,8 milliards d'années actuelles (en admettant que cette unité de mesure ait un sens), sans que cela préjuge de l'existence d'un "instant initial" ni d'un commencement à l'histoire de l'univers. On parle d'un Big Bang, au moment où cet univers était si concentré massivement, donc si chaud et si dense qu'il aurait "explosé", et dont on serait les "projections" expansives. Outre le fait que cette théorie prête encore le flanc à bien des interrogations scientifiques, elle n'évacue pas "la raison d'être" de l'existence de cette extraordinaire mécanique céleste et encore moins de la vie.

Dieu est là pour ça. Quel qu'il soit, de quelque manière qu'on se le représente, cet "être suprême" apporte avec élégance une réponse à notre interrogation existentielle : nous savons que nous ne savons rien, pourquoi s'interdire l'hypothèse que nous procédons, nous et notre univers, d'une "volonté" créatrice? Physiquement, il suffit que Dieu "habite" dans une dimension supérieure. Imaginons que notre univers soit plongé dans une quatrième dimension et soit une sorte de bouteille de Klein (dont on passe sans discontinuité de l'extérieur à l'intérieur et vice versa). Les phénomènes d'expansion/concentration (passage du "goulot à la panse" de la bouteille) et de matière/antimatière, comme d'inversion de polarité, peuvent alors devenir plausibles. Pourquoi Dieu n'aurait pas cinq "dimensions", tenant entre "ses mains" notre monde ?

Le christianisme est-il monothéiste?

Je vois la perspective du bûcher de l'Inquisition se rapprocher dangereusement. Restons calme. Qui dit christianisme dit Jésus le Christ. Qui dit Jésus dit Dieu le tout-petit. Mais qui dit Dieu tout-puissant, créateur du Ciel et de la Terre, dit Dieu nécessairement grand. Voilà bien deux conceptions de Dieu qu'il est difficile de réunir en une seule et même "personne". Pourtant, c'est ce que l'Église réalise avec la notion de Trinité. Dieu (le Père) est bien le Tout-puissant, créateur de l'Univers; Jésus (le Fils) est bien le Tout-petit, nourriture des hommes; et le lien entre ces deux extrêmes, c'est l'Esprit saint. C'est éminemment astucieux, quoique relativement complexe.
S'agit-il bien de la même déité? Les conciles ont explicité les relations entre ces trois personnes: il y a un Dieu démiurge, celui des juifs, le grand ; comme il est tout-puissant, il "insuffle" sa déité au "Fils de l'Homme", le petit, et ce souffle est le divin souffle, l'esprit de Dieu, donc saint; le fils choisi, Jésus, devient ainsi le "messie", celui qui est oint, soit en grec christos (le "Christ"), par là "revêtu" de Dieu. La construction intellectuelle est magnifique. Et plutôt exaltante. Mais elle est alambiquée, théologiquement parlant. Les théologiens ne font-ils pas intervenir la notion de consubstantialité pour faire tenir le tout? Or, cela veut dire que le Fils, Jésus, homme né d'une femme, est Dieu, fait de la substance divine, mais en même temps qu'aussi bien le Père que le Fils sont le souffle (to pneuma, en grec; spiritus, en latin), c'est-à-dire du vent... Voilà qui donne à réfléchir.
Les choses vont se compliquer encore, quand on va invoquer la virginité de la maman de Jésus pour expliquer comment il est né sans souillure (sans ce foutu péché originel). Ne creusons pas davantage le concept. Outre son caractère non absolument nécessaire, il mélange les genres, à l'instar de la religion gréco-romaine, par exemple, où le monde divin interfère allègrement avec celui de la vie quotidienne des humains, au point que les divinités ressemblent sacrément à des hommes et des femmes. Marie, déclarée "mère de Dieu" (par le concile d'Éphèse en 431), ruine l'unité divine. À force de vouloir tout justifier, les théologiens se sont pris les pieds dans le tapis. La superbe construction trinitaire est polluée par des considérations de "faisabilité". Surtout, la quasi-déification de Marie (en tout état de cause elle a un statut à part, puisque, sans être déclarée déesse à 100%, elle est plus qu'humaine) affadit considérablement la portée de la bonne nouvelle qui annonce que le souffle de Dieu habite l'humanité, que l'Homme est le temple de Dieu. De manière tout à fait subsidiaire, si Marie est bien la mère de Dieu, pourquoi a-t-on oublié de déclarer Anne "grand-mère de Dieu", puisqu'elle est la mère de Marie?...


Marie, vierge et déesse mère

Comment donc classer cette "mère de Dieu"? Car, si elle est bien (existentiellement) la mère de Jésus, elle devient la mère du Fils de l'Homme. C'est déjà pas mal, et à mon sens suffisant. Mais la notion de consubstantialité amène (rhétoriquement) à la considérer comme la mère de Dieu, puisque le Fils = Dieu. Aïe! N'avons-nous pas là, de fait, affaire à une figure typique de la déesse mère? La génitrice, des humains... et de Dieu. Et c'est alors que les théologiens sont retombés dans la mythologie. Marie est devenue une figure mythologique. Extrêmement puissante, puisqu'elle devient alors la Matrice originelle. C'est pourquoi l'on s'est entre-tué à son sujet et que l'Église du Christ est toujours déchirée sur la question du "statut" de Marie de Nazareth. Les catholiques la vénèrent comme Mère de Dieu et de l'Église et, pour faire bonne figure, lui confie des missions d'intercession. Les protestants, eux, réfutent la notion de "mère de Dieu" (froids, ces gens du Nord ! C'est quand même bien d'avoir une maman dans son histoire). Le paradoxe, c'est que, si le christianisme est bien un humanisme, il n'en est pas moins une religion qui se dit monothéiste.

Par parenthèse, que Dieu le tout-puissant soit un père n'a qu'un sens évocateur - et historique puisque cela s'inscrit dans le cheminement des hommes de la Bible. De même, le fait que Jésus ait été un gars ne change pas le concept : il est le représentant de l'humanité choisi pour "revêtir" la déité. Historiquement, il faut dire que les femmes de Judée ou de Galilée n'avaient pas accès à la prêtrise ni à la vie civique en général. Ceci peut expliquer cela. Quoi qu'il en soit, la déité créatrice pourrait tout simplement ne pas être sexuée, car cette conception d'un dieu père ou d'une déesse mère est profondément anthropomorphe. Dans la Trinité, l'important est la filiation du grand au petit, du créateur à l'humanité par le souffle de vie. Donc, ne nous attardons pas trop à des considérations de machisme ni de féminisme : elles sont stériles en la matière. Sans que cela évacue la réalité absolument masculine du pouvoir chez les peuples qui ont écrit la Bible.
Il reste que la place extrêmement importante de Marie, la vierge mère, dans la religion catholique ne laisse pas de surprendre, à tel point que l'on est en droit de se demander si elle ne vient pas effectivement compenser une "famille" divine par trop masculine, la Trinité Père-Fils-Esprit saint. Car que l'Église (catholique comme orthodoxe) le veuille ou non, si Marie n'est pas Dieu, elle y ressemble diablement ! Il n'y a, d'ailleurs, qu'à voir quelle ferveur suscite le culte marial sur tous les continents et le nombre des pèlerins qui envahissent les sanctuaires qui lui sont plus particulièrement dédiés, que ce soit à Lourdes (France), à Fátima (Portugal), à Guadalupe (Mexique) ou à Częstochowa (Pologne), par exemple ; sans compter les innombrables églises ou cathédrales qui portent son nom (Notre-Dame, Sainte-Marie...). Pourquoi? Parce que, telle une hyper-sainte, elle procède à des miracles et à des apparitions. Elle se présente comme une figure parfaite, quoique humaine, qu'il faut imiter pour complaire au Fils. Vierge, elle n'appartient à personne mais reste désirable par tous, et elle est pure. Mère, on lui doit le respect en tant que porteuse de la vie, et on la sait aimante et prévenante. Si elle est mère de Dieu, elle est aussi notre mère à nous. Cybèle, "mère des dieux" (Magna Mater), n'en faisait pas plus, dans les mythologies phrygienne puis gréco-romaine. Voilà comment, n'ayant pas suivi l'avis de Nestorius lors du concile d'Éphèse - il estimait, à juste titre, que Marie est christotokos, c'est-à-dire, "mère du Christ" (indéniable), et non théotokos, "mère de Dieu" (supputation rhétorique qui reste à admettre par acte de foi) -, l'Église du Christ renonça au monothéisme. Rien de ce qui peut être avancé en faveur de l'option conciliaire ne peut venir à bout de ce fait.
La question subséquente est: et si l'option de Nestorius avait été suivie? Eh bien, Marie, la mère de Jésus, n'en demeurerait pas moins remarquable. Elle serait toujours un exemple ô combien profitable pour notre humanité. Et, surtout, le dieu trinitaire aurait gardé tout son sens, toute sa puissance, de sorte que la religion chrétienne serait beaucoup plus forte d'un point de vue théologique, comme purement logique. En outre, beaucoup de querelles, de guerres et de vies auraient été épargnées.
Les réponses à nos questions sont donc:
Dieu n'est pas nécessairement grand, mais quand même. Plus il est grand, plus il est unique. Plus il est petit, plus il est universel.
Monothéiste, la religion chrétienne ne l'est pas à proprement parler. Mais elle n'a rien à gagner à ne pas l'être.

Délivre-nous du Mal

Jésus a vaincu la Mort, mais... Le Mal nous captive toujours autant ! Satan est finalement très fort, il n'a pas fini de donner du fil à retordre au Bon Dieu. Et dans des périodes comme en a connu le XXe siècle (avec les abominations perpétrées par Hitler, Staline, Mao Zedong ou Harry Truman, pour ne citer que les plus dévastateurs) et comme nous en vivons maintenant encore (avec les guerres larvées, le terrorisme, les attentats à répétition et la floraison de dictateurs de tout poil), on se demande si le Diable ne dirige pas, sinon le monde, du moins l'âme des humains. Le pire est que cette histoire ne date pas d'hier, mais qu'elle semble au contraire être le moteur de notre Histoire. De là à considérer que le Malin est l'adversaire du Dieu amour et que nous sommes les jouets d'un combat incessant et acharné entre les forces du Bien et celles du Mal, il n'y a qu'un pas, que le manichéisme chrétien a volontiers franchi. D'un côté, le Bien, de l'autre, le Mal, et que le "meilleur" gagne! La question conséquente est : qu'est-ce que ce Mal, cette force, si puissante qu'elle puisse s'opposer à Dieu le Tout-Puissant, jusqu'à le tenir en échec? Les humains? La femme? Un dieu? Eh bien, l'affaire n'est pas si claire qu'on veut bien le dire. En effet, le Dieu unique, Yahvé/Allah, s'oppose en tout premier lieu à d'autres forces, les dieux des "idolâtres", c'est-à-dire aux dieux pas uniques, réduits au rang de puissances maléfiques, démons, etc. Avec le témoignage de Jésus, rapporté dans le Nouveau Testament, ça se radicalise un peu: "Celui qui n'est pas avec moi est contre moi." Or Dieu le tout-petit est lui-même mis à l'épreuve de la tentation par Satan, qui, toutefois, n'a pas réussi à le dépraver. Jésus chasse les démons et toute chose mauvaise, se présentant ainsi comme le Dieu de bonté et s'assimilant à l'amour. Dieu est Amour. Une étape supplémentaire sera franchie par l'Apocalypse ("la Révélation") de Jean de Patmos. Le texte érige les forces du Mal en ennemi du Christ sous la forme de la Bête (dont le chiffre identitaire est 666). Le Christ sort vainqueur de l'ultime combat, qui marque la fin du monde par le Jugement dernier. Mais n'est-ce pas mettre le Malin à l'égal de Dieu - ce qui représente le péché suprême et ce pourquoi, d'ailleurs, Jésus fut crucifié ("Il s'est dit l'égal de Dieu"!!) ? Certes, égal pas tout à fait, puisque Satan est vaincu in fine; mais il est le dieu à abattre

Si j'en reviens au propos qui nous intéresse, nous avons manifestement affaire avec Satan à une divinité supplémentaire, sur laquelle, du reste, la religion chrétienne s'étaye (combattre le Mal, faire le Bien, choisir le bon camp, pratiquer la justice, rejeter les mauvais penchants, les démons...). Ce qui ne va pas du tout dans le sens d'un monothéisme. En effet, la religion chrétienne s'encombre de divinités mineures (qu'elle ne reconnaît pas comme déités), dont la plus vénérée est sans conteste la Vierge mère (Marie), et la plus puissante, Satan. Il est en outre intéressant de voir que la figure du Malin et son importance ont évolué entre l'Ancien Testament et les lettres de Paul de Tarse. À l'origine, il est décrit comme "la forme accomplie de la perfection, plein de sagesse et parfait en beauté" qui habite la Montagne de Dieu. Mais, apparemment, cela ne lui suffisait pas, puisqu'il s'est révolté et qu'il fut précipité de la montagne sacrée. En guise de châtiment. Mais l'on peut aussi penser qu'il a symboliquement pris son autonomie : Satan agit en son nom, pas au nom de Dieu. Il devient ainsi "l'Ennemi", "l'Opposant" (c'est ce que signifie le nom Satan). En tant que tel, il exerce "le pouvoir des Ténèbres". Mais Jean, le disciple, le nomme "le chef de ce monde" (Jn 12,31); et Paul de Tarse, "le dieu de ce siècle" (2 Cor 4,4). Et voilà ce qu'il fallait démontrer: Satan est un dieu, celui qui guide les agissements "du siècle", c'est-à-dire des hommes et des femmes que nous sommes, ceux de la "race" (saeculum) humaine. Ne serions-nous pas Satan, nous les humains? Comment alors comprendre que Dieu habite le cœur de l'Homme? Que l'Homme se nourrit de Dieu?

La source de vie

Une petite mise au point s'impose: tout se passe comme si le message "extraordinaire" de Jésus de Nazareth n'avait pas été totalement compris, entendu comme un tout cohérent et radical. Lui dit [attention ceci est une libre interprétation, non une citation]: "Je suis un homme, né d'une femme pure, juste et aimante. Mais je suis le Messie, celui que Dieu a revêtu de sa divinité par l'onction sainte, afin de sauver les hommes de leur(s) péché(s). Pour cela, je leur annonce un truc incroyable [traduction du mot évangile]: je suis le Fils de l'Homme que Dieu a investi, je suis la Vie, je m'offre entièrement à eux, de sorte qu'ils peuvent manger la substance divine et boire à la source de vie. Ils deviennent ainsi les réceptacles sacrés de la vie divine. Les temples de pierre ou de bois ne sont pas la demeure de Dieu. Chaque homme est un temple sacré. Comment réussir ce prodige? Simplement en prenant ensemble le repas (du soir) en mon nom, en partageant le pain et le vin de chaque jour. Ainsi le Fils de l'Homme se nourrit de la divinité par l'Esprit saint." Le message est assez simple. Le schéma de la Trinité vient couronner le tout de superbe manière [cf. antérieurement Et Dieu créa...]. Dieu est unique, les "forces du mal" n'existent pas, elles sont de fait "vaincues", puisque le mal est dans la tête des femmes et des hommes qui ne pensent pas avec amour. Et les Hommes sont "enfants de Dieu", comme un fils ou une fille est le "tabernacle" de l'amour de ses parents. Voilà bien une "annonce positive" (eu-angelion, une des façons de lire le mot évangile). Mais cette annonce totalement révolutionnaire a été quelque peu (c'est un euphémisme) enterrée dans des considérations de compromis, d'un côté avec tout l'antécédent juif (auquel Jésus se réfère sans cesse, à la fois pour légitimer son annonce et pour s'en démarquer avec force), de l'autre avec l'Empire romain. L'Église chrétienne s'est en effet bâtie sur ces deux fondations, l'histoire juive et la structure romaine, à l'aide du ciment de la pensée grecque. La religion qu'elle véhicule est devenue passablement compliquée par rapport au message christique. Celui-ci n'a pas besoin que la mère d'un homme soit vierge pour que Dieu le revêtisse de sa divinité. Il n'octroie pas non plus un empire à l'ange des ténèbres, il construit le royaume de Dieu parmi et avec les Hommes. Il ne s'enlise pas dans un dédale de pratiques liturgiques scabreuses, mais préconise de partager son repas, pain et boisson, avec celles et ceux qui veulent manger et boire au nom de Dieu. Et d'accueillir cette nourriture dans la prière en tant que bien commun, ferment de la vie et force divine. Rien que cela pour se préparer à la vie éternelle après la mort.

Rien de plus simple ni de plus roboratif. Toutefois, le message ainsi formulé reste absolument incroyable et tout aussi difficile à faire passer que la complication théologique. Parce qu'il demande avant tout d'être vécu.

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