Mélia
L'innocence
Il était une fois au cœur de l'Italie un pâtre qui menait aux prés ses moutons et ses brebis. Voici qu'un jour vint à passer en grand appareil le roi de ces terres verdoyantes en compagnie de sa fille. Vêtue de soie simplement brodée, les cheveux tout en cascades dorées à peine retenues par un entrelas savant de perles, la princesse sourit au manant. Le jeune homme, quoique chichement affûblé d'une chemise et d'une culotte en laine, était bien fait de sa personne. Son visage juvénile était délicatement ourlé d'une barbe duveteuse du même blond cendré que sa chevelure frisée. Ses yeux bleus paraissaient refléter le soleil méditerranéen comme une source d'eau limpide. La fille du roi eut en cheminant le désir de s'y désaltérer. Mais elle n'en dit rien à son père. Le pastoureau en revanche happa ce désir au bond et lui offrit le rameau d'églantine qu'il avait à la main. La princesse s'éloignant lui souffle par dessus l'épaule un baiser à la dérobée. Le brave garçon, soudain écarlate et en sueur, se crut sur-le-champ entièrement dévêtu.
À la vêprée, il se sentit tout boulversé par sa rencontre du jour. Il ne disait mot, ballotté entre la honte d'avoir osé répondre à la fille du roi et cette joie intense que lui procurait le sourire de la noble demoiselle. Après tout, entre elle et lui il ne restait qu'un rameau d'églantine, qu'elle avait dû jeter dans le fossé à trois foulées de là... Mais l'aurait-elle seulement gardé – peut-être en son corsage –, l'églantine alors serait leur secret. Tellement fragile.
- Izio, dans quel rêve es-tu encore? Te manque-t-il une bête? s'inquiète sa mère.
- De bête il ne manque aucune. Seulement, la fille du roi a tantôt traversé nos prés.
- Qu'y venait-elle donc faire?
- Elle accompagnait son père.
- Le roi traversait la contrée?
- C'est ce qui m'interroge, mère, mentit à moitié le jeune berger.
Le lendemain, il ne put se défaire de l'image entêtante de la princesse, de son sourire dévoilant ses dents blanches et coquettement rangées, de ses lèvres charnues finement dessinées en accolade qui se retroussaient de façon malicieuse, de ses yeux noisette à l'iris cerclé d'or. De sa chevelure il se souvenait des vagues dont il avait à peine perçu le parfum délicat mais bien défini. Il voyait toute sa personne onduler sur le cheval qui la portait: elle dansait derrière la crinière noire de la monture pie, se soulevant et retombant dans la légèreté de sa robe qui se gonflait puis collait à sa silhouette élégante. Les jours qui suivirent ne l'apaisèrent pas. Il tressautait quand il entendait des sabots sur le chemin. Même le petit cliquetis de ses brebis se déplaçant le mettait en émoi. Il était amoureux. Et pas qu'un peu.
Le pastoureau happa ce désir au bond.»
Au bout d'une semaine, notre pâtre s'enhardit. Il prit la décision d'aller en ville, dans l'espoir d'y croiser à nouveau le si beau regard de la princesse. Il ne vit d'abord pas la jeune fille, sans doute installée dans le palais de son père, plutôt que déambulant à travers la ville. Mais Izio reçut le choc de la magnificence de cette capitale majestueuse qui se dressait sur un roc au milieu de la vallée, protégée par des falaises verticales que la nature avait érigées tout exprès. La demeure royale en tenait le sommet, tandis que la ville semblait se pelotonner à ses pieds sur le plateau. La place centrale était animée par un marché dont les étals rivalisaient de couleurs. Ici le jaune et l'orangé des agrumes, là les aubergines violettes côtoyaient le vert frais des salades. Au chatoiement des légumes et des fruits répondait la palette bigarrée des étoffes multicolores. Surtout, le berger comprit qu'il y aurait parmi ces marchandises un coin pour le commerce de ces moutons et de leur laine. Il se promit doublement de revenir.
Ayant convaincu sa mère de l'intérêt d'essayer de vendre la laine directement en ville, il se rendit à la capitale vêtu de lin blanc ourlé de rouge. Il avait mit des sandales de cuir à ses pieds et pris soin de peigner sa chevelure avec autant d'attention que la toison de ses moutons. Sa petite mère l'accompagna dans l'espoir d'écouler le lait de ses brebis. Izio avait choisi parmi ses plus beaux ovins ceux dont la laine était immaculée. Cette première tentative commerciale fut une réussite. La qualité de ses animaux fut remarquée, si bien que quelques éleveurs souhaitèrent acquérir bélier et brebis pour garnir leur cheptel de si beaux spécimens. Ainsi le petit pâtre trouva-t-il sa place sur l'esplanade du marché, s'y présentant à intervalles réguliers toujours avec autant de succès. À chacune de ses venues, il scrutait les allers et venues des passants, parfois avec une telle insistance que des jeunes filles prenaient cela pour une avance, et venaient minauder plus que de raison autour du fringant gardien de moutons. Et voici que, déambulant parmi les roturiers, s'avançait la jeune princesse. Izio se raidit, bouleversé. Il se sentit rayonner comme entouré d'une aura lumineuse particulière, quand il aperçut que celle qu'il attendait avait fait broder sur son caraco une fleur d'églantine. Elle arrive à sa hauteur, s'intéresse à ses peaux, le reconnaît en ses habits de frais et lui sourit de manière entendue.
- Princesse, votre personne serait-elle intéressée par des toisons ou du beau drap de laine pure?
- Il ne tient qu'à vous, berger, d'en venir au palais faire la proposition, lui répond-elle, les yeux détournés sur une douce toison dans laquelle elle passait ses doigts caressants.
Elle et sa suite s'éloignèrent. Lui avait remarqué ses épaules dénudées qu'un châle léger mettaient en valeur sous un subtil parfum. Il crut aussitôt en son étoile et replia son étal, refusant de vendre la fourrure qu'elle avait cardée de ses doigts. Le hardi garçon ne mit pas longtemps avant de venir se présenter à la demeure royale, afin d'y proposer ses services. La recommandation de la princesse n'était pas sans consistance, et Izio fit affaire au palais. En reconnaissance, il offrit à la demoiselle son plus bel agneau. Ce cadeau la fit rougir: elle n'ignorait pas qu'à son protégé ce présent coûtait plusieurs jours de travail et de subsistance. Mais, elle aussi, sentait les pulsations de son cœur s'accélérer à chaque fois qu'elle se trouvait en présence du bel Izio. N'avait-elle pas orné son caraco d'une fleur d'églantier? En sa chambre, elle chantonnait par devers elle de petites comptines où elle se plaisait à évoquer le nom du jeune éleveur. Cependant, il n'entrait pas dans les convenances de son rang de fréquenter un berger, ni même de se laisser appeler par lui autrement que par son titre. D'ailleurs, il n'en avait pas connaissance…
Jusqu'au jour où, le campagnard, empressé de côtoyer celle qui occupait ses pensées - voire tout son être -, s'était rendu au château plus tôt qu'à son habitude. Le chambellan lui signifia que la princesse Mélia n'était pas disposée à le recevoir. S'il fit alors chou blanc pour son commerce, il apprit du moins le petit nom de sa dulcinée. Quand il se présenta de nouveau, chargé de peaux duveteuses d'agneau et de fromages de brebis dont raffolait la cour, il fut reçu en prince. La fille du roi (sa princesse à lui aussi), entourée de ses servantes, l'accueillit avec chaleur.
- De quoi venez-vous nous gâter aujourd'hui?
- L'automne s'avançant, je serais heureux de vous suggérer des descentes de lit douces aux pieds et protégeant du froid...
- Quelle délicate attention! Adriana, testons-en une.
La suivante déchaussa sa maîtresse, sous le nez d'Izio agenouillé. Mélia marcha voluptueusement sur le tapis, enfonçant ses orteils dans la toison laineuse. Et tandis qu'il étalait une autre peau devant elle, le pâtre osa poser sa main sur le tarse délicat de son acheteuse. Dans un gloussement suraigu, celle-ci s'émut:
- N'y a-t-il pas quelque bestiole dans cette pelisse?
- Que non! Ce n'est que ma main, Mélia, qui vous a effleurée.
La compagnie s'offusqua: le gueux prétentieux, non seulement venait de porter la main sur la princesse, mais, pis encore, avait osé la nommer par son prénom. Pas même: "Princesse Mélia"; non, Mélia, familièrement. De sang royal il n'est pas, que l'on sache! Le goujat, le malotru, le mufle, le rustre, le maraud... Oh! le grossier porte-balle. Butor, sauvage! Il dut remballer sa marchandise et se retirer, penaud, à reculons. La fille du roi les pieds nus acheta néanmoins les deux fourrures qu'elle avait foulées. Izio fut sèchement éconduit par le chambellan, tandis que Mélia restait droite, déchaussée, sous le portique du patio. Ils se faisaient face tandis qu'il reculait, et la jeune fille figée dans la pose d'une cariatide faisait part au berger de toute sa tristesse, tel un marbre antique.
