Lucifer
L'autorité
De retour dans les collines de l'Ombrie, le pâtre Izio pleura son triste sort. Il n'avait plus d'espoir dans le commerce, ni dans son avenir en cette ville, ni de revoir jamais Mélia la charmante. Il préfère alors retourner aux pâturages et garder ses moutons, converser avec son chien Dobbio, regarder folâtrer les agneaux de l'année et chanter pour ses blanches brebis. C'est ainsi qu'il égrène de tristes mélopées à ses agnelles. Et celles-ci bêlent en retour. L'automne fait briller les feuilles de la forêt, mais ternit la clarté du ciel. Les pluies plus nombreuses détrempent sa pèlerine en laine grossière qui dégoutte comme une pleureuse funéraire.
Lucifer l'entend et vient le consoler depuis la forêt embrasée d'automne:
- Doux enfant, ne pleure donc pas. Tu es pourvu de bien des talents. Si te voilà attristé par ton sort, alors combien de mortels devraient être en larmes à longueur de temps! Il n'y a pas sur cette triste terre un être humain sur dix qui connaisse une condition aussi favorable que la tienne.
- Monseigneur, rétorque le paysan, vous trouvez favorable ma condition, quand je viens de voir mon destin se fermer à la fois sur l'amour, sur la réussite et sur la fortune?
- Oui... mais tu es jeune, accort et sociable. Tu regrettes seulement que tout ne se passe pas comme tu veux quand tu le veux. À toi de changer le tempo, ou l'objet de tes désirs.
- C'est facile de voir cela de l'extérieur! En moi-même, tout s'est effondré. C'est le chaos.
- Ne mets donc pas tout dans le même sac, que diable [il fit un clin d'œil]! Motive-toi sur un objectif à la fois.
- Monseigneur, qui êtes-vous pour venir me dispenser vos conseils?
- Je suis Lucifer, je t'apporte la lumière. Je viens t'aider à y voir clair. Et ne me sers plus du "Monseigneur", appelle-moi simplement maître. Bon, alors, quel but aimerais-tu atteindre en premier?
- Ce qui bloque ma situation, c'est mon extraction modeste et rurale. Je vois bien que si ma personne est désirable, ma qualité ne l'est pas. Je suis destiné à servir, à vivre pour l'enrichissement de nobles personnages, à favoriser la fortune des villes aux dépens de ma propre subsistance, voire en dépit de ma santé. Ai-je seulement le droit d'espérer un jour connaître une quelconque félicité?
Lucifer le réprimanda sur son opinion si sombre de lui-même. Son sort n'était pas figé, il avait en main quelques atouts: des vallons verdoyants sous les pieds, des collines ensoleillées où paître de blancs troupeaux, une santé solide, un caractère actif et un physique des plus avenant. Il demanda ensuite à Izio s'il acceptait son aide, juste pour lui donner la clé d'un sort plus enviable. En fait d'aide, c'était un cadeau qu'il allait lui faire. Maître Lucifer offrit simplement un sifflet au bergerot.
- Maître, s'étonna Izio, qu'est-ce qu'un sifflet va changer à ma pauvre vie?
- Tu vas gagner l'autorité, mon fils, lui répliqua le malin. Et bien au-delà, tu verras ta fortune tourner. Tu deviendras riche. Ne crois-tu pas qu'ainsi ta situation s'améliorera? Que les gens de la ville en viendront à te respecter? Cela répond-il à ton souhait premier?
- Oui, Maître, concéda ébahi le berger.
- Siffle, enjoignit Lucifer, et ton chien t'obéira; siffle, et ton troupeaux te suivra. Grâce à ce frêle roseau tu mèneras ta destinée selon ton bon vouloir. Bon vent!
Maître Lucifer offrit simplement un sifflet au bergerot.»
Le lumineux conseiller se retira, laissant Izio indécis entre le doute et l'envie. Mais il sut bientôt tirer parti de son nouvel outil. Il dressa Dobbio au son du sifflet. À ses sifflements, il se fit obéir des bestiaux. Grâce à son instrument, les menant à sa guise, il put en faire prospérer le cheptel. Il organisa la vie à la ferme à coups de sifflet. Les affaires devinrent florissantes. Il embaucha des ouvriers dont les tâches étaient rythmées par le pipeau. De fait, le petit pâtre s'enrichit. Il n'en demeura pas moins roturier, et l'accès au château lui restait interdit. Retournant à la ville pour ses affaires, il recouvra du moins le loisir d'apercevoir la princesse lors de ses sorties sur l'esplanade, quand elle venait chiner parmi les étals. Il ne pouvait cependant pas même l'approcher, encore moins lui adresser la parole autrement qu'en termes de marché. À peine lui était-il loisible d'humer son parfum délicat. Quant à elle, la gaieté avait quitté son sourire. Si elle réussissait à se réjouir pour une chose ou pour une autre, son visage, marqué par ses sourcils relevés au-dessus du nez, trahissait sa tristesse intérieure. Profonde. Elle aimait Izio. Lui, pour lui répondre tentait de faire briller ses yeux d'azur limpide, sans autre geste. Mais toute cette pantomime était vouée à l'échec. Comment, en effet, imaginer que le roi daignât un jour accorder sa fille à un vilain?
Et voilà qu'à la longue Izio, dépité, sombre de nouveau
dans le désespoir. Assis parmi son bétail, l'éphèbe ne mène plus sa troupe. Il
laisse pleurer son sifflet. Son chien ne jappe plus guère, il geint. Les bêtes,
laissées à elles-mêmes, s'égarent et commencent à dépérir, tandis que les
manœuvres désœuvrés s'ennuient ou se donnent du bon temps. Et le pâtre,
lui-même, se languit de la belle princesse.