L'offrande

La révélation

Le riche Izio de l'Ombrie prit l'affaire comme un défi. Il voulait montrer à ce mystérieux maître qui rendait le moine si sûr de lui l'objet de sa flagrante réussite. Mais il balança longtemps entre les coupons brodés d'or et une simple brebis à la toison immaculée. Une nymphe des montagnes, éclatante de beauté et enjouée? Non, quand même pas...

Et voici qu'un beau matin de mai, alors que le printemps fait briller toute la jeunesse du monde, le pâtre millionnaire, paré de riches atours, se met en route vers le proche oratoire. Il a invité quelques-unes des plus belles nymphes de sa suite à faire cortège. Il joue lui-même gaiement de sa flûte de Pan et ses compagnes dévalent les collines en chantonnant et en riant de leur voix cristalline. On eût dit que Phaéton en personne accomplissait sa visite quotidienne, transformant les fleurs en mélodies et le chant des oiseaux en arc-en-ciel. Les vêtements de ce curieux pèlerin brillaient, quant à eux, de mille feux multicolores. Il arrive dans le vallon de Bellonde, du nom du ruisseau aux eaux pures qui l'arrose, puis gravit l'éperon qui le surplombe. Mais il y trouve un oratoire à son sens assez piteux. Toutefois, déterminé à montrer sa grandeur et toute la sincérité de sa démarche, il laisse son équipage devant la porte et pénètre dans la chapelle. L'humble moine est là et ne cache pas sa joie.

- Quel bonheur, Izio, que tu me rendes aujourd'hui visite sous le toit de mon maître!

- Est-ce là la demeure de celui que tu appelles ton maître?

- Effectivement, c'est ici que je le rencontre en toute simplicité.

- Ah, ça! Pour être simple, c'est simple, c'est même plutôt rustique, s'exclame Izio le grand. Cela me rappelle un peu le buron de mon enfance où je m'abritais pendant les pluies d'été.

- Installe-toi, riche berger. Es-tu venu présenter à notre hôte ton bien le plus précieux?

- Exactement, frère moine! Et je suis certain qu'il sera impressionné.

- Certes. En fait, il sait déjà ce que tu lui apportes. Ce qu'il ne sait pas, c'est quel accueil tu lui réserves.

- Ça alors!, s'émeut notre homme d'affaires. Qui est-il donc pour savoir ce que j'ai apporté? Et que veux-tu dire par "comment je vais l'accueillir, moi"? N'est-ce pas lui qui me reçoit? Il y a maldonne, semble-t-il: j'ai mis des vêtements magnifiques pour l'honorer de ma venue, et il ne sait pas comment je vais l'accueillir, dans sa propre cahute!

- Avouer ne pas comprendre est un signe encourageant de ton humilité. Mais détends-toi et viens t'asseoir avec moi.

L'ermite tend généreusement vers le séant de son invité un petit tabouret de bois d'olivier. Il se tient devant une grande et haute table sans autre décoration qu'une boîte figurant une maisonnette aveugle dont la porte ouvre le pignon. Nulle victuaille sur la nappe de drap blanc, pas même une corbeille de fruits. Une lampe à huile vient seule égayer le tableau de sa flamme chancelante. Le religieux, uniquement vêtu d'une chasuble de grosse toile, prie les mains jointes dans un silence qu'Izio juge suspect. Puis il se retourne, le visage illuminé d'un sourire, comme pour marquer que le moment est venu.

- Pose maintenant le cadeau qui te tient le plus à cœur sur l'autel, dit-il en indiquant la table. Le maître est plus grand que tu ne crois.

- Certes, si j'en juge par la hauteur de cette table.

- Non, sourit l'ascète, je veux dire: il est généreux. Ce que tu donnes avec sincérité et joie, mon seigneur et maître, béni soit son nom, te le rend au centuple en gage d'amitié éternelle.

- Au centuple!? s'interroge le marchand. Laisse-moi réfléchir un instant. Je ne voudrais pas le décevoir, comprends-tu?

Le saint ermite, tourné vers la croix sur laquelle pend l'effigie de son seigneur, prie derechef avec ferveur. Izio se lève du tabouret que lui avait tendu l'homme en prière. Il s'avance vers la table du maître et y dépose son offrande. Il place, de façon hautainement dressée, sa flûte de Pan. Une soudaine clarté illumine la masure. Éblouissante au milieu d'un coup de tonnerre. L'offrant tombe à terre, bouleversé. Il vient de faire don de ce qui jusqu'à présent menait sa vie. Tout son passé. Il avait calculé, pourtant, et s'était résolu à faire confiance au seigneur: le cénobite était trop angélique pour avoir menti, tout au plus aurait-il exagéré les capacités de son vénéré maître. Mais Izio n'avait pas compté avec la toute-puissance de la bonté de celui-ci, éclatante, renversante. Le millionnaire s'effondra sur place.

L'offrant tombe à terre, bouleversé. Il vient de faire don de ce qui jusqu'à présent menait sa vie.»

Quand Izio reprit ses esprits, le moine était toujours là, en prière. Celui-ci rendait grâce au seigneur dans le chœur magnifique de son abbatiale. Un chant doux qu'il ne connaissait de nulle part se fit entendre, bientôt repris par des voix séraphiques. Leur fit aussitôt écho une musique ineffable. Des flûtes? Des hautbois? Des trompettes? Oui, jusqu'au larigot haut placé, tous ces instruments se combinaient pour emplir d'une harmonie inouïe l'élévation des voûtes élancées de l'édifice. Izio n'avait jamais abordé l'idée du paradis. Il se pinça, afin de sentir la réalité terrestre de sa vie. Saint François de sa voix chaude s'adresse à lui:

- Maintenant, je peux t'appeler ami et frère. Ton offrande est effectivement la plus belle que tu puisses faire.

- Mais ce chant? Suis-je en vie?

- Retourne-toi et lève les yeux.

Pivotant légèrement la tête, le riche donateur vit que le moine n'avait pas menti. Cela le soulagea et même lui mit le cœur en grande joie. Le seigneur lui avait rendu au centuple sa maigre flûte de Pan. S'élevait désormais au fond de la nef un instrument immense et rutilant. Ses tuyaux innombrables n'étaient pas faits de fragiles roseaux mais d'un alliage de métaux chatoyant. Il sonnait grave, il sonnait aigu, et couvrait la palette de tous les sons audibles à l'oreille humaine. Vibrant d'un souffle énorme, il fit gronder le tonnerre, puis s'apaisa dans une douce rêverie et se fondit dans les voix juvéniles qui l'entouraient.

- Quel est ce prodige? questionna Izio.

- C'est l'orgue, l'instrument pour chanter Dieu.

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