
L'ermite
La domination
La renommée d'Izio couvrait désormais tout le territoire de l'Ombrie et s'étendait bien au-delà encore. Ses créations, toutes plus recherchées les unes que les autres, étaient appréciées dans tout le bassin méditerranéen. Le roi et sa cour en étaient les plus fervents clients. La princesse Mélia, loin de faire exception, portait quotidiennement des châles brodés, des corsages égayés de dentelles, des robes rutilantes, des manteaux duveteux, des bas aux décors bigarrés provenant tous des ateliers nymphiques de maître Izio. Le berger avait construit une industrie, il s'était mué en négociant. La main-d'œuvre se pressait pour être embauchée dans les ateliers, plusieurs bergers menaient les troupeaux d'agneaux, de brebis et de moutons à travers un domaine immense sans cesse enrichi de nouvelles fermes satellites, empressées de participer à l'essor de tant de richesses. Des réseaux de commerçants s'étaient organisés pour couvrir les terres du continent, mais aussi les îles de la mer, et y colportaient les étoffes, les fourrures et les peaux issues de la production d'Izio. Des marins étaient à son service, ainsi que des dockers. Tout un peuple de travailleurs et de contremaîtres s'affairait à la prospérité de l'entreprise et de l'entrepreneur. Il avait rêvé d'un royaume, il était en train de bâtir un empire. Mais celui-ci était établi sur les terres appartenant au roi.
Il avait rêvé d'un royaume, il était en train de bâtir un empire.»
Or voici que sur ces mêmes terres un saint moine cherchait à fonder une communauté pieuse. Il jouissait pour ce faire d'une prébende qui le mettait à l'abri du besoin. Il parcourait les collines afin de choisir l'endroit le plus propice où fonder son ordre. Il effectuait donc une inspection systématique des forêts, des vallons et des pitons rocheux. Partout, on lui répond que l'on travaille là pour le maître musicien. Il s'étonne de l'ampleur de cet établissement et de l'extraordinaire facilité avec laquelle semblent prospérer les affaires de ce singulier personnage qui, dit-on, fait tourner son entreprise au son d'une musique suave. Il pressent des pratiques pour le moins licencieuses, mais demande à rencontrer l'individu. C'est sans manières qu'Izio le reçoit, respectueux de son état de religieux, et sans vergogne quant au sien. L'ermite lui expose ses vues de s'établir en voisin. Izio lui vante sa brillante aventure. Le moine a beau blâmer les coutumes païennes de l'assemblée de nymphes et les mœurs dissolues du pasteur, il constate néanmoins que tout n'est en ces lieux que paix et joie. Il en serait presque venu à douter de sa vocation, s'il n'avait trouvé refuge dans une pieuse prière.
Cependant, qu'une telle insouciance puisse générer à la fois tant de richesses et un tel bonheur, du moins en apparence - car le moine est sceptique - le laisse pantois. Tout effaré qu'il fût par les ébats continuels de son étrange voisinage, le saint homme, en parfait érudit, ne put trouver nulle autre disposition particulière dans ces collines qui pût expliquer un tel phénomène, sinon le chant ineffable de la flûte de Pan. Aussi fait-il secrètement le vœu de ne pas succomber au charme de cet instrument diabolique. Il se résout cependant à vouloir convertir à une vie plus saine le pâtre débauché. Une telle conversion marquerait doublement la victoire du seigneur son Dieu: elle sauverait l'âme égarée d'un berger licencieux, et l'ayant ramenée au sein du peuple des rachetés en ferait la figure emblématique du monastère. Car le moine en est certain, ces collines d'Ombrie abritant déjà la paix, allaient devenir le berceau de la vraie joie.
Ayant ainsi devisé par-devers lui, le moine rendit derechef visite à l'éleveur de nymphes. En arrivant chez lui, il admira sa demeure, toute de marbre et d'or, le chant des fontaines parmi les chapelets de fleurs et tout le bruissement blanc des jeunes filles en joie. La piscine intérieure, nourrie par des cascades d'eaux vives, dispensait la fraîcheur et un doux murmure dans le patio alentour. Il apprécia aussi l'exquise amabilité de son hôte, simple et gai à la fois. En fait, cela avait tout l'air d'être un avant-goût du Paradis. Pourtant une chose chagrinait le saint homme. Ce tableau idyllique se passait des hommes. L'humanité semblait ne pas y avoir sa place. Cet Izio avait-il seulement conscience de ses congénères en tant que membres de l'humanité tout entière? Il demande au maître du lieu: "As-tu atteint le bonheur?"
- Quelle félicité vises-tu, frère moine? Même s'il en existe une autre que celle-ci, comment pourrait-elle être plus enviable? Regarde, je pais mes troupeaux; j'enchante les nymphes de la musique de ma flûte chaque jour du mois; je vends de merveilleuses étoffes qui font le bonheur des plus exigeants. En un mot, je ne m'ennuie pas et je fais plaisir aux autres. Qui plus est, ce commerce heureux génère de grandes richesses. Je suis riche comme un roi, sans avoir à en supporter les soucis.
- Certes, dit le moine, impressionné, mais cette apparente félicité ne durera qu'un temps. Et bientôt, il ne restera rien de tout cela.
- Ne te tracasse donc pas, pieux ami, rétorqua doucement Izio, ce qui m'importe, c'est justement de combler chaque jour des bienfaits que je peux trouver sur cette terre. Car la vie, comme tu le laisses toi-même entendre est trop courte pour être gâchée.
- Mais crois-tu qu'il soit digne pour un homme entreprenant comme tu l'es de ne penser qu'à soi-même et ne rien retourner de sa richesse pour le bien de ses semblables? Ton destin se limite-t-il donc à incarner en toi-même le plaisir?
- Il y a sans doute plusieurs façons d'accomplir son destin d'homme, saint frère, n'est-ce pas? Moi, depuis longtemps, j'ai appris que rire est le propre de l'homme, et cela me suffit. Oui, tu peux dire que je m'accomplis dans le rire. Et regarde par toi-même, ça ne me va pas si mal!
- Pour l'instant... Qui rit vendredi, dimanche pleurera. Car ne vois-tu pas, marchand, que le cheptel du berger que tu es s'amenuise de jour en jour? Et les richesses que tu accumules, à quoi servent-elles, sinon à ce que tu en désires davantage?
- Mais tu le dis toi-même, ermite, elles servent à briller en plein jour comme les étoiles de la nuit, innombrables. Quelle plénitude de les contempler, de les regarder scintiller comme les regards enchantés de mes amies les nymphes! Ne sois donc pas envieux, sers-toi. Je ne regarderai pas combien tu en prends.
- Tu te trompes sur mes intentions, frère berger, objecta le moine outré. La félicité, c'est de n'avoir besoin de rien. Ce n'est nullement de posséder, pas même de posséder suffisamment pour avoir le loisir de donner, mais c'est de se donner soi-même.
- Alors là... l'interrompit celui qui petit fut pâtre. Moi, je me donne à fond. Demande donc à toutes ces jeunes filles enjouées.
- Ces filles sont stériles, coupa le chrétien. Tu ne donnes rien de toi, tu procures du plaisir afin d'en avoir à satiété. Et qu'obtiennent-elles de toi, en fait, ces nymphes tourbillonnantes? Le tournis. De toi, nulle semence n'est féconde. Ta descendance n'est pas assurée. Tes prétendues richesses s'envoleront dans l'oubli de la mort. Et les mille vierges blanches resteront vierges, car il n'est qu'un dieu pour les féconder. Ton nom aussi sera perdu, pauvre Izio.
L'homme de foi s'échauffait. Dans le dessein que ses paroles soient bien entendues, il marqua une pause dans son sermon asséné d'une traite. Il reprit sur un ton moins doctrinal:
- Et la princesse, qui a cru en toi et qui t'attend, elle se consume lentement dans le chagrin.
- Arrête là, prêcheur de malheur. Si tu veux pleurer, pleure. Moi, le rire me berce, le plaisir m'enchante.
Piqué, l'ermite répond:
- Ris tant que tu veux, fou que tu es. Gagne autant de filles inconsistantes que tu perds de brebis fécondes. Le jour où tu manqueras de souffle, quel charme produira ta flûte? Aucun: voilà la vérité. Or le souffle de l'esprit, lui, ne cesse pas. Celui qui le cherche et l'accueille vit éternellement. Son nom se multiplie à loisir dans l'épanouissement d'autant de sourires que les étoiles du ciel.
- Tu es le séducteur, moine solitaire...
- Oh non! Celui dont tu parles te possède depuis longtemps déjà, du jour où il t'a fait désirer et accepter son sifflet. À chaque fois que tu souffles - maintenant dans cette flûte - tu le convoques.
- Voudrais-tu insinuer que je suis possédé, moi qui possède toutes les richesses, là, autour de toi? Ah, Ah! Quel bouffon tu fais!
- C'est pourtant bien cela. Car pourquoi ces biens s'amassent chez toi? Pour en priver les autres humains, n'est-ce pas? Fais-toi seulement un ami parmi ceux que tu prives du nécessaire, et tu comprendras par toi-même.
- Tu n'as rien, répliqua d'un ton las le pastoureau enrichi. Tu n'es rien. Et pourtant je t'ai accueilli en ami. Je t'ai offert de moi-même la possibilité de te servir dans mes trésors. Bien que tu les dénigres, je ne t'en prive pas. S'ils te font envie, va, prends de l'or, des tissus, des brebis, de jeunes vierges, tout ce que tu veux. Mais de grâce ne ternis pas ma paix.
- Décidément, tu ne m'as pas bien compris! De ton côté, tu ne m'as certes rien demandé. Néanmoins, moi, je peux t'offrir quelque chose…
- Non, non, ça ne se passe pas comme ça... C'est quand je vends, que je réclame paiement. Quand je fais un cadeau, c'est gratuit. Alors, que veux-tu?
- Pour moi, je te l'ai dit, je ne veux rien. Mais pour toi, oui, je voudrais que tu connaisses celui qui est mon ami. Celui, qui chaque jour me nourrit et à qui je peux tout demander, sauf le mensonge.
- Eh bien, soit! Où est le problème, mon ami? Allons chez ton nourricier, nous verrons si sa cuisine vaut celle des nymphes des bois.
- Fais-moi confiance, il couvre ses hôtes de bienfaits.
- Mieux que je ne le fais?
- C'est différent: toi, tu donnes pour montrer combien tu possèdes; lui demande qu'on lui apporte ce que l'on a de plus cher, et en retour il s'offre à toi.
- Mes troupeaux, mes étoffes précieuses? Que veut-il voir?
- Ce qui te représente le mieux. Le meilleur de toi-même et ce que tu es prêt à offrir. Car il se trouvera toujours quelqu'un pour en avoir besoin.
- Il veut de précieux tissus. Mais sait-il, ton bienfaiteur, que c'est l'aboutissement de mes affaires, que justement c'est là ce que je vends? Car de l'herbe de mes prés jusqu'aux fils d'or en passant pas mes agneaux et le travail somptueux des dryades par myriades, tout est de mon ressort, tout vient de moi. Mais tout subsiste grâce à mon commerce. Si j'en faisais cadeau, je ruinerais tout ce bel édifice.
Le saint frère lui répondit seulement, avant de prendre poliment congé: "Réfléchis bien, fieffé Izio, je n'attends pas de toi une réponse immédiate. La précipitation est mauvaise conseillère. Seule la sincérité te guidera. Quand tu seras décidé, viens au petit oratoire qui surplombe la vallée. Apporte au maître ce à quoi tu tiens le plus."