La morale
La concorde
Le pâtre riche contemplait avec admiration la majesté de cet instrument grandiose dont l'ampleur tant physique que musicale subjuguait ses espérances en la matière. Il voyait maintenant, après en avoir perçu le chant, ses nymphes joindre leur chœur à celui des séraphins. Seulement, il ne comprenait pas encore quelle pouvait être la finalité de ce monstre si séduisant. La flûte de Pan lui permettait de faire danser et chanter les nymphes, d'apporter le printemps sur les collines de l'Ombrie, de le combler de plaisir et de faire travailler dans la joie sa troupe aux doigts de fée. Mais cet orgue, ne venait-il pas justement de lui "voler" cette richesse et ces plaisirs?
- Face à l'orgue, tu es petit, Izio, lui dit François. Si tu parviens à le commander, il chantera par toi les plus merveilleuses louanges. Mais pour lui tu as abandonné ta vie dissolue, la frivolité des nymphes, la facilité de faire travailler sans dépenses une main-d'œuvre magique fondée sur l'appauvrissement de ton troupeau. Désormais, tu dois mesurer ce que tu ponctionnes et ce que tu en fais, mais aussi comment et pourquoi tu agis ainsi.
Izio, bien éberlué, mit du temps avant de répondre: il lui fallait remettre ses idées en place. Il ne cessait de fixer du regard cet instrument éclatant.
- Je ne sais pas si ton marché est équitable, car certes ton maître m'a rendu au centuple ma flûte de Pan, mais a-t-il aussi multiplié par cent les effets de celle-ci?
- Au moins! fit le moine. Tu étais prisonnier des plaisirs et de ta vie facile, maintenant tu dois la construire. Tu dois la développer par toi-même. Et tu as désormais tous les atouts en main, une entreprise florissante et des talents qui ne demandent qu'à s'épanouir. Tu es l'homme le mieux pourvu que je connaisse pour réussir tout ce qu'il entreprend et pour séduire quiconque à son avantage dans le but d'un enrichissement commun.
À moitié convaincu, notre riche exploitant s'essaya à dompter l'énorme machine à chanter. Il y trouva son compte, multipliant les mélodies sur des plans étagés qu'il liait avec des harmonies aux mille couleurs. C'était comme s'il convoquait les saisons à un grand bal de célébration annuel. Or, il se trouva que, prévenu de cette nouveauté sur ses terres, le roi vint inspecter la contrée. De la vallée, tout en faisant chemin, il contempla la richesse des collines mouchetées de troupeaux avantageux et bien portants, il aperçut même une villa qu'il avait jusqu'à présent ignorée, cernée de vaillants cyprès, agrémentée de marbre et riant de claires fontaines. Puis il arriva aux abords de l'ermitage. Mais il fut frappé de stupeur en voyant l'éperon dominé par une basilique majestueuse. Simplement vêtu de sa modeste bure, l'homme d'église s'avança vers l'équipage royal pour l'accueillir. Le monarque descendit de son carrosse pour juger de l'ampleur des transformations, lorsqu'il entendit le bruissement d'une musique inconnue. Tout en montant au côté du moine vers le temple, il tendait l'oreille: "Quel est donc ce prodige?" demanda-t-il à François. L'humble gardien du lieu lui fit cette réponse:
- Voici, messire le roi, la merveille accomplie par l'un de vos bergers qui pour cela a donné sa vie.
- Comment cela, donné sa vie?
- Il a fait don à Dieu de tout ce qui menait sa vie jusque-là.
- Qu'est-ce qu'un berger peut bien avoir à donner? Il n'a pas cédé mes terres au moins?
- De terre il ne possède pas. Mais il avait acquis une grande richesse par oisiveté, simplement possédé par la ruse de Pan. Désormais, il offre son travail pour glorifier Dieu et honorer ses semblables de ses bienfaits.
- Peux-tu me présenter ce singulier personnage?
- Entrez dans la basilique, sire, il vous accueillera comme il se doit.
Le roi et sa suite pénétrèrent dans le bâtiment qu'une musique cristalline illuminait. Tous furent remplis d'aise, s'attardant à la contemplation du lieu comme pris dans un voile de paix. La musique s'amplifia jusqu'à englober la basilique tout entière sous l'emprise de ses ondes suaves et impérieuses. La royale inspection tournait au pèlerinage. Le monarque voulut à tout prix s'entretenir avec l'artisan de ce miracle. Le berger musicien fit une révérence en guise d'entrée en matière. Le roi resta interdit quelques instants: il venait de reconnaître le prétentieux pâtre, le marchand de drap et d'étoffes de luxe, Izio de l'Ombrie. Il vacilla dans l'étau d'un dilemme. Devait-il féliciter le manant, ou fustiger le moine pour cette supercherie? Il se résout à prendre une voie médiane.
- N'es-tu pas, berger, celui qui a fait fortune sur mes terres grâce aux tissus que tu vends en ville et au palais?
- Vous me reconnaissez, sire.
- Alors, à quoi te sert-il d'avoir érigé sur ce promontoire une telle bâtisse et d'y produire une pareille musique? Est-ce à la gloire de tes affaires, ou te crois-tu l'égal de nos familles?
- La basilique, l'orgue, ne sont que l'effet de son renoncement, votre majesté, intervint l'homme de sainteté.
- J'ai renoncé à une vie de vanité. Désormais, j'honore de mon travail les terres que vous me confiez en fermage. Je les rends prospères pour le plus grand avantage des habitants de votre royaume. Je ne m'approprie pas votre bien, je le fait fructifier. Et ici, par des louanges, je rends hommage à mon bienfaiteur, à qui j'amène aussi les gens qui travaillent avec moi. Dans la musique nous trouvons notre joie et notre réconfort, nous puisons aussi notre force dans les chants auxquels chacun vient mêler sa voix. Nous accueillons tous ceux qui aiment la musique, et nous invitons ceux qui ne la connaissent pas à venir la découvrir.
- Voilà un manifeste des plus intéressants, conclut le roi.
Le saint François invita officiellement la cour à passer deux jours en musique et en prière à la basilique, mais aussi en repas festifs. Et date fut prise pour le mois suivant.
Pour arriver à ses fins, il faut dépasser le seul désir.»
Or donc, en ces temps-là, par une belle journée de printemps, la cour du royaume mais aussi une bonne partie de la ville firent route vers la merveille franciscaine. On allait admirer le fruit du miracle ombrien, comment un pastoureau, rien qu'en faisant confiance à un saint ermite, retourna sa vie et faisait fleurir la terre en musique. Le promontoire tout baigné d'une foule joyeuse ne fut que chants et louanges pendant deux jours. Les bourgeois se mêlèrent à la noblesse, qui n'y vit aucune gêne. L'après-midi du premier jour, on admit aux festivités les travailleurs des champs qui étaient montés de la vallée. Et l'on dansa. Et l'on chanta. On but et l'on festoya. Et tous louèrent l'habilité superbe d'Izio, le talent qu'il avait gagné auprès de son ami religieux, le magnifique avantage que l'on pouvait retirer de cet édifice et de sa capacité d'accueil. Le marchand de tissus trouvait dans les moments où il manipulait sa formidable machine chantante la sérénité que lui arrachait le tourbillon des convives. Il comprit qu'en ces instants-là il priait. Il rendait grâce pour ce bénéfice inespéré qui effaçait les regrets qu'il avait de ne plus s'éprendre des nymphes toujours consentantes. Bénéfice d'avoir mené à lui ses propres clients sur un pied d'égalité. Il se prit à penser à Mélia, qui était là, brillante de pureté, mais qu'il ne pouvait et n'osait sûrement pas approcher. Ce n'est que le lendemain, tandis que le soleil, déclinant déjà vers l'ouest, rosissait le ventre des nuages comme par pudeur, que Mélia se présenta à Izio. Elle était vêtue de voiles de tulle bleu ciel et d'or achetés auprès d'Izio. Ils se retrouvèrent face à face, non pas mal à l'aise, mais chacun sur la rive d'une question.
"Ai-je maintenant mérité l'estime du roi, ton père?"
"Es-tu prêt, Izio, à oublier tes frasques en pensant que c'est toi que j'attends?"
Ils se dirent oui. Et, projetant leurs ombres vers l'horizon du matin, ils s'embrassèrent d'un tendre baiser. Le roi céda à l'évidence. Il était temps d'allier la noblesse de son rang à la prospérité des collines et de considérer le royaume comme un tout. Si bien qu'accordant à l'exploitant la main de la princesse, il rallia tout le peuple à ses intérêts.
Une semaine de festivités fut décrétée et, sous les rugissements de l'orgue et la bénédiction de François, furent unis en la basilique le pâtre Izio et la princesse Mélia. La morale de cette histoire est que le monde est toujours mené par un petit flûtiau. Et, plus sérieusement, que l'effort apporte moins de désagrément que de satisfactions. Pour arriver à ses fins, il faut dépasser le seul désir.
Mais il faut écouter ses désirs les plus sincères. Et si tu veux qu'ils se réalisent, prends pour but ton désir, poursuis ton but avec persévérance, ainsi ton désir deviendra réalité.