La langue et le sexe

Le français est-il sexiste?
Ces derniers temps il est beaucoup question d'orthographe inclusive. Sous prétexte d'égalité de traitement du masculin et du féminin, certains éditeurs sont amenés à "inclure" les deux suffixes: "les instituteurs.trices". Sans parenthèses, s'il vous plaît, car ce serait rendre "secondaire" le féminin, tandis qu'un point, ça fait branché, style 2.0.
Comment cela se justifie-t-il? “On met en avant une manière d'appliquer certains principes de droits égalitaires entre les hommes et les femmes à la langue.” Ou plus précisément "un ensemble d'attentions graphiques et syntaxiques permettant d'assurer une égalité des représentations entre les hommes et les femmes", indique l'agence Mots-clés dans un manuel d'explications. Oui, parce qu'il faut expliquer la chose.
Mais il y en a des qui ne veulent rien entendre et non des moindres... Le jeudi 26 octobre 2017, l'Académie française a émis un avis consultatif particulièrement sévère: qualifiant l'écriture inclusive d'«aberration», l'Institution adresse, à ce sujet, une "solennelle mise en garde": "Devant cette aberration 'inclusive', la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd'hui comptable devant les générations futures", ont déclaré, à l'unanimité, les Immortels...
Beaucoup de bruit pour rien?
Est-ce donc un crime? Ou bien, pour reprendre le titre de la pièce de feu Shakespeare, n'est-ce que Beaucoup de bruit pour rien (Much ado about nothing [1600])? En fait, la question dépasse de loin cette histoire de graphie bizarre. Elle touche au fonctionnement même de la langue française, où n'intervient aucune question de morale sociale. Dans l'exposé qui va suivre (restez à l'écoute, s'il vous plaît), on parlera de linguistique, donc d'histoire de la langue, plutôt que de machisme ou de féminisme. Car le conflit sanguinaire, intergénérationnel, sociétal, etc. qui s'annonce, a - comme bien des fois - pris naissance dans une méconnaissance quasi totale de la langue elle-même. Sans doute, les Académiciens se fondent-ils sur leur savoir pour pousser des cris d'orfraie, ils auraient mieux fait de partager un peu de leur science en expliquant leurs raisons de s'émouvoir, plutôt que de s'adonner à un lyrisme hautain. Ils s'en tiennent, d'ailleurs, à des questions de pratique du français, et ne se placent pas sur le plan linguistique. Ce qui est regrettable.
Cherchez l'erreur
Que reproche-t-on à l'accusée, la langue française? Voici ce qu'on peut lire sur le site Causeur.fr, sous-titré "Surtout si vous n'êtes pas d'accord": "On la savait sexiste [la langue, ndwm], surtout le français qui ne connaît pas le neutre et pour lequel le masculin l'emporte sur le féminin. Mais on n'avait encore rien entrepris là-contre." C'est précisément là qu'est le cœur du problème. Et l'erreur de départ.
Non, en français, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin. Pour deux bonnes et irréfutables raisons. Primo, la langue française pratique un genre simplement grammatical, et non sexué. Et elle n'est pas la seule en cela. Secundo, les formes masculines sont linguistiquement réputées non marquées, tandis que les féminines le sont. Où cela nous mène-t-il?
Genre ou sexe
L'anglais pratique un genre sexué: il distingue le masculin, pour les mâles humains, du féminin, employé pour les femelles humaines, les petites bêtes chéries (pets) et les navires (ships). Pour le reste de l'univers, il emploie, le neutre. Notons de manière éminemment subsidiaire, que ce distinguo peut s'interpréter de deux façons. D'un côté, on constatera que les femmes sont classées avec les petites bêtes et les transports de troupes; ce qui est révélateur d'arrière-pensées sexistes... De l'autre, on préférera louer cette répartition qui rend hommage à tout ce qui compte pour un Anglais (mâle, bien sûr): les femmes, les chiens et les navires.
Le français a d'autres pratiques: rien, a priori, ne permet de prédire quel est le genre d'un mot d'après la réalité ou la notion à laquelle il renvoie. Pourquoi une nef, mais un bateau? Pourquoi une corneille, mais un corbeau? Notez cependant que rien n'est neutre dans cette langue. Quand il est besoin de bien différencier le mâle de la femelle, le français fait appel au lexique. Bien souvent de façon très marquée: ainsi le verrat est-il le mâle de la truie, la jument, la femelle du cheval, etc. À défaut de racines totalement différentes comme celles de ces exemples animaliers, la distinction se fait à l'aide de désinences. Tels le chien et la chienne, le chat et la chatte, l'instituteur et l'institutrice, le crémier et la crémière.
Ce qu'il faut ici retenir, c'est que la langue anglaise se réfère aux réalités, tandis que la française a un fonctionnement propre. Quand on parle d'une pie, il s'agit aussi bien d'un mâle que d'une femelle. De même, une vedette, certes peut désigner un bateau militaire rapide de faible gabarit, mais, s'agissant d'une personne, aussi bien un homme qu'une femme: Johnny Hallyday est toujours la plus grande vedette de la chanson française.
Qui se fait remarquer?
Les "grammairiens" (non pas des linguistes, mais des moralistes!) du XVIIe siècle, puis à leur suite les manuels scolaires de l'école républicaine laïque de
Jules Ferry (1832-1893) ont fait état d'un moyen mnémotechnique facile à mémoriser par les garçons et aisément applicable, la règle du masculin
pluriel: "au pluriel le masculin
l'emporte sur le féminin" – l'école n'était pas mixte et les études étaient principalement réservées aux ressortissants de sexe masculin. Le problème, c'est qu'il ne tient sur aucune
réalité linguistique, non seulement pour les raisons avancées plus haut, mais surtout
parce que c'est même le contraire qui s'applique.
Explication: en français les
formes masculines ne sont pas marquées (au sens linguistique du terme), tandis
que les féminines le sont par une terminaison spécifique (désinence de genre), généralement e.
Le mécanisme est le suivant: quand un terme est générique, il est non marqué. Exemple: un animal (il n'existe pas de substantif féminin). L'article indique que ce nom est masculin, mais pas que la bête est un mâle ou une femelle. Quand il est question de genre sexué, un nain et une naine, par exemple, la forme masculine n'est pas marquée (nain), tandis que la féminine l'est (naine). Le nain et la naine sont des nains. Pourquoi pas des naines? Bonne question. Parce que tous les deux ne sont pas des êtres féminins. Donc, on ne marque pas la forme comme féminine. C'est-à-dire qu'en l'espèce ils ne sont pas remarquables, si bien que le pluriel se fait générique, global, non marqué en genre. Mais ils sont au moins deux, de sorte que la forme est marquée de la désinence de nombre (s ou x du pluriel): nains.
Autrement dit, le masculin est une forme générique, effacée, le français rendant a contrario hommage au féminin en le distinguant. Le masculin n'emporte rien du tout. Cependant, le mécanisme grammatical peut faire illusion, quand le masculin est seul dans une foule féminine, mais que l'accord ne se fait pas avec la foule à cause d'un seul trublion mâle. Comparez:
1. Le directeur, les vendeuses et les caissières sont tous sortis du magasin en flammes.
2. Avec le directeur, les vendeuses et les caissières sont toutes sorties du magasin en flammes.
Dans le premier exemple, les formes grammaticales tous et sortis ne sont frappées que du sceau du pluriel (s), puisqu'il y a mélange des genres, ce qui interdit de marquer l'un plutôt que l'autre. Dans le second, toutes et sorties sont estampillées féminines et plurielles (e+s), puisque l'accord ne concerne que des femmes, les vendeuses et caissières, et que le français souligne le genre féminin comme remarquable par rapport au masculin. Dans le premier cas, le genre n'est pas déterminé, parce qu'il se fond dans la diversité du pluriel; dans le second, il est clairement marqué. CQFD: seul le genre féminin est mis en valeur par la langue française.
Dans l'ombre du nombre
Voici ce que font les personnes qui préfèrent suivre la "démocratie" du nombre plutôt que d'aller creuser le terrain de manière sérieuse et constructive: elles renoncent à répondre à la véritable question, en donnant leur langue au chat. Citons VSD qui écrit que "la société, elle, n'est pas [aus]si braquée [que l'intelligentsia française]: c'est en tout cas ce qu'avance les promoteurs de l'écriture inclusive, citant, à l'appui de leurs dires, un sondage réalisé très récemment: 75% des Français trouvent, à en croire la consultation réalisée, que c'est plutôt une bonne idée!" Hélas, non. Et deux fois hélas, puisque l'on constate par la même occasion que, parmi ces sondés, il y a 75% d'ignorants des réalités fondamentales de leur propre langue.
La question des fonctions officielles féminisées est de la
même eau. Mais en l'occurrence, le jeu des désinences devrait résoudre
facilement et proprement la question, à condition seulement de respecter les règles
élémentaires de dérivation. Si un juge/une juge ne pose pas plus de problème
linguistique que un instituteur/une institutrice, pourquoi privilégier la
forme une auteure face à un
auteur/une autrice (historiquement valide et employée)? Un médecin/une médecine
porte en revanche à confusion…
Reconnaissons que la société française était fortement masculinisée et qu'en conséquence la langue véhicule dans son vocabulaire les traces de cet état de fait. Mais elle n'en est pas la cause, ni une justification! Au contraire, une langue vit au rythme de la société qui la manie. Cessons donc de stigmatiser le français et ses relents machistes, faisons évoluer dans les faits les groupes sociaux qui la pratiquent. Il en restera toujours quelque chose. Fustigeons, en revanche, ceux qui veulent figer le vocabulaire ou la grammaire, en les forçant à garder une prétendue pureté – qui n'est qu'archaïsme –, car eux tuent la langue, en la privant de sa vitalité.
Comparaison n’est pas raison
Concluons par le rappel essentiel qu'il ne faut pas juger le
français à l'aune de l'anglais (tant pis pour la mode…), et qu'il serait sage de s'appuyer sur des
raisonnements fondés avant d'émettre des avis oiseux, si légitime soit-il de
veiller à l'égalité sociale des femmes et des hommes. Autrement, on pourrait
être amené à "sexuer" systématiquement le discours et, pour faire bonne mesure,
à dire que
Johnny Hallyday est le plus
grand vedet de la chanson française, ou que
la Goulue était une individue phénoménale.