Démocratie, où es-tu?

Il n'y a pas un journal télévisé ni la moindre intervention de quelque personnage politique qui ne nous bassinent les oreilles d'une sorte de mot sacré, démocratie. Celle-ci justifie tout - et son contraire. Le psychanalyste trouverait sans doute à redire à cette débauche d'emplois: ce mot paravent, servi à toutes les sauces, cache sans doute quelque arrière-pensée nauséabonde ou inavouable. Posons la question: l'emploi abusif du mot démocratie ne révèle-t-il pas l'absence de réalité de la chose?
Sens lexical du terme
Étymologiquement, demo- [de o demos, "le peuple"] et kratia [dérivé de to kratos, "la force"] forment un nom composé de type bahuvrihi signifiant "la force est au peuple". Ce qui veut dire “le peuple est aux commandes”.
Historiquement, ce sont les
Athéniens qui ont inventé la démocratie en 507 avant notre ère.
Pour eux, le peuple, c'était les citoyens patentés, non pas tout le monde. Car la société
hellène comprenait d'autres classes de personnes.
• On pense tout de suite aux
esclaves: ils ne sont pas libres, puisqu'ils appartiennent à quelqu'un. Ils
représentent une force vive, dont on prend soin, un peu comme nous bichonnons
notre voiture ou entretenons notre machine à laver. Ils sont logés et nourris,
mais restent considérés comme des objets, à quelques exceptions près.
• Une part de la
société était représentée par les métèques: hommes libres, c'était des
étrangers qui pouvaient résider sur le territoire athénien, y travailler dans
tous les domaines, enseigner, être chefs d'entreprise, moyennant le paiement d'une
taxe de résidence annuelle. Ils étaient protégés par des lois spécifiques.
• Les femmes
tenaient une grande place dans la vie des Grecs, mais n'avaient strictement
aucun droit civique. Pas plus que leurs enfants de moins de 18 ans, garçons
comme filles.
Alors, faisons le calcul. En - 431 av. J.-C., Athènes compte environ 380 000 habitants, dont seulement 42 000 citoyens. La démocratie athénienne était donc aux mains de 11% de la population. Car étaient citoyens seulement les hommes libres, fils de citoyens athéniens, âgés de plus de 18 ans, ayant accompli leur éphébie (sorte de compagnonnage assorti d'un service militaire durant deux ans) et étant inscrits sur le rôle de leur dème (district). Une fois toutes ces conditions remplies, le citoyen athénien obtenait le droit de voter et le devoir de défendre la cité, autrement dit d'être soldat. Mais, comme le citoyen devait payer son propre équipement, l'armée athénienne était en fait source de clivage social: les plus riches étaient cavaliers (ils pouvaient se permettre d'acheter et d'entretenir un cheval de guerre) ou même armateurs de trière; les citoyens moyens servaient comme hoplites, s'ils avaient de quoi se payer le harnachement (lance, jambières, casque, cuirasse...); les plus pauvres étaient enrôlés comme rameurs sur les navires de guerre (trirèmes) ou comme valets des cavaliers ou des hoplites.
Résumons: pour les pères du gouvernement démocratique athénien, la démocratie n'est donc ni universelle ni égalitaire. Être citoyen, ça se méritait. À telle enseigne que, très rarement (mais c'était possible), des métèques - qui avaient, eux aussi, des obligations militaires - pouvaient être naturalisés citoyens d'Athènes, s'ils avaient servi glorieusement la cité. Des esclaves pouvaient être affranchis pour fait de bravoure, par exemple. C'était une affaire d'hommes. Et ça ne marchait que parce que c'était mené par un nombre restreint de "responsables". Cependant, il ne faut pas perdre de vue que cette démocratie-là était un gouvernement de guerre, puisque les cités étaient en conflit permanent, entre elles ou avec la Perse. Mais si tout citoyen, quelle que fût sa richesse, avait le devoir de servir la cité d'Athènes, il en tirait une réelle fierté, parce que sa voix dans l'assemblée (Ecclesia) comptait une part entière: le vote était direct et s'effectuait à main levée. Il n'était donc pas secret (sauf dans le cas d'un ostracisme [vote pour exiler un citoyen], puisque alors on votait avec des tessons [ostrakon] qu'on déposait dans une urne). Quant aux "magistrats", les bouleutes (membres de la Boulè, le "conseil"), les héliastes (membres des tribunaux) ou les dix archontes (les "directeurs" de l'État), ils étaient tirés au sort et non élus; ce qui évitait toute manipulation d'opinion et tout avènement d'une "classe politique". En revanche, les stratèges étaient élus par l'Ecclesia, confortant ainsi une classe militaire.
Les Romains, eux,
ont inventé la république, terme que l'on peut traduire par "les
affaires publiques" (mieux que par la "chose publique", traduction littérale).
Dit comme ça, c'est plutôt vague, mais concrètement les institutions de la
république romaine étaient très étroitement organisées. Et très nettement
inégalitaires. Le peuple est représenté par un magistrat issu de ses rangs, le
tribun de la plèbe. Autrement, chaque citoyen peut siéger dans les comices
(curiates, centuriates et tributes). Trois types d'assemblées qui ne pouvaient
être convoquées que par un magistrat et qui jouaient le rôle des assemblées territoriales. Les comices centuriates élisent les magistrats supérieurs
(préteurs, consuls). Les comices tributes élisent les magistrats inférieurs
(questeurs, édiles, et le tribun de la plèbe) et possèdent des pouvoirs
judiciaires pour les crimes mineurs.
Chaque citoyen dispose d'une voix dans
chaque assemblée, qui, à son tour représente une voix à son niveau. Dans une telle dilution, la
délégation se trouve caricaturée. En outre, la répartition des
comices favorise les citoyens aisés: 98 centuries sont en effet réservées aux
chevaliers et aux citoyens de première classe (gagnant au moins 100 000 as par
an) sur un total de 193 centuries. Les 95 autres centuries sont réparties entre
les citoyens de deuxième (20 centuries), troisième (20 centuries), quatrième
(20 centuries) et cinquième (30 centuries) classes, et les proletarii (5 centuries). La très large majorité des citoyens romains représente donc une minorité de voix.
Au sommet de l'État, le sénat regroupe de 300 à 600 membres selon les époques, choisis – et non élus – pour cinq ans par les censeurs (magistrats élus pour dix-huit mois pour recenser les citoyens et tenir l'album sénatorial). Le sénat représente la chambre haute, qui seule peut voter les lois (mais uniquement celles inscrites à son ordre du jour). Là encore, il n'est pas question de démocratie, puisque les sénateurs sont recrutés parmi les magistrats et que le sénat ne peut siéger que sur convocation d'un magistrat supérieur ou du tribun de la plèbe.
En conclusion, la république romaine entretient au sein de ces citoyens (hommes libres ou affranchis inscrits dans le cens [registre tenu par les censeurs] d'une tribu) une sorte de cercle hiérarchisé. Mais celui-ci agit plutôt comme un leurre, puisque les citoyens, dissous dans un florilège de comices, élisent les magistrats qui dirigent le pays au travers de réseaux d'influences aboutissant au sénat, choisi par cooptation. Toute cette belle complication qui tourne en rond autour d'un clientélisme tout-puissant semble uniquement servir les intérêts des grandes familles fortunées et pérenniser leur domination. Certes, l'accès à la citoyenneté romaine était moins fermé que celui de la démocratie athénienne. Mais sans cheval, on n'y était rien...
De l'usage français de la démocratie
Notre sanglante révolution française du XVIIIe siècle, dont nous autres Français sommes si fiers, et à laquelle nos politiques se réfèrent sans vergogne, a voulu impliquer davantage les sujets du royaume aux affaires publiques en leur donnant voix au chapitre. Comment? En abolissant la monarchie royale et en dotant la France d'une "constitution écrite" s'imposant à tous les ressortissants du ci-devant royaume, les désormais citoyens de France, notamment au travers de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (26 août 1789).
La Constitution de l'An II (24 juin 1793) donne le pouvoir au peuple par l'accession au suffrage universel direct (référendum). Est alors citoyen tout habitant masculin de plus de 21 ans, déclaré dans un canton (son lieu de vote) depuis plus de six mois. Il vote au sein des Assemblées primaires (regroupant 200 citoyens minimum). Il élit au suffrage universel direct ses représentants à l'unique Assemblée nationale. L'exécutif est confié au Conseil de vingt-quatre membres choisis par le corps législatif parmi les candidats issus des votes des Assemblées primaires. C'est la constitution républicaine française qui allait le plus loin dans le sens de la "démocratie". Mais elle ne fut jamais effective, supplantée par la Terreur (10 octobre 1793).
En revanche, la Constitution de l'An III sera appliquée en redéfinissant les contours de la citoyenneté: la qualité de citoyen est réservé aux hommes âgés de 21 ans accomplis, aux étrangers résidant sur le sol français depuis sept ans au moins. Surtout, elle instaure le bicamérisme, formé du Conseil des Cinq-Cents, qui établit les lois, et du Conseil des Anciens comprenant 250 membres, qui les rejette ou les adopte. L'exécutif est assuré par cinq Directeurs qui donnent leur nom à cette forme de gouvernement, le Directoire, censé éviter tout retour à la "tyrannie"... Mais elle aboutira au coup d'État du 18 Brumaire An VIII (9 novembre 1799) instaurant le Consulat, puis à l'empire napoléonien!
Les régimes républicains qui suivront seront
parlementaires et bicaméristes, jusqu'au régime présidentiel de la cinquième
république gaullienne. Notre république est, elle aussi, bicamériste, mais le
parlement n'y est plus maître de l'exécutif, à la solde désormais du président
de la République élu au suffrage universel direct. Au moins, les femmes
ont-elles accédé le 23 mars 1944 au rang de citoyennes (grâce au Comité français de la Libération nationale) et ont-elles pu voter pour la première fois le 20 avril 1945.
Peut-on parler de démocratie? En effet, le régime présidentiel instauré par le
général de Gaulle en 1958 frise la monarchie. Effet encore renforcé par
l'instauration du quinquennat (remplaçant le septennat originel par référendum du 24 septembre 2000) auquel sont
également soumises les élections législatives.

La démocratie en prend un coup quand on veut bien analyser le schéma précédent. L'ensemble des citoyens (hommes et femmes de plus de 18 ans désormais) n'exprime son choix direct qu'en deux circonstances: l'élection du président de la République, ou lors de référendums décidés par le président de la République. Tous les autres votes au niveau de l'État sont filtrés. Car, si les députés sont bien élus au suffrage direct, il ne s'agit que d'une "délégation" de pouvoir, celui-ci restant aux mains des personnes élues (jusqu'à nouvelle élection, qui certes peut les sanctionner). En dehors de l'élection du monarque présidentiel, il ne reste donc plus que celles des représentants au sein des collectivités territoriales qui soient démocratiques.
Que constate-t-on? Le pouvoir exécutif semble choisi par les citoyens, puisque ceux-ci élisent le Président, que celui-ci choisit les ministres du gouvernement (effet cascade). Le pouvoir législatif est pour moitié issu du vote citoyen, le Sénat étant le fruit d'une soupe électorale. Mais le pouvoir judiciaire échappe entièrement au choix des citoyens.
En ces termes, le suffrage universel direct apparaît comme un moyen de légitimer le pouvoir monarchique du président de la République. Car peut-on dire que les députés font le jeu de leurs électeurs plus que celui de leur parti? Ils sont très souvent coupés "du terrain", naviguant davantage dans des zones d'influence partisanes ou clientélistes, quand elles ne sont pas simplement personnelles. S'appuyant sur ce genre de constat, le président Macron a lancé un "mouvement citoyen" censé d'une part couper le lien obligé avec les appareils des partis constitués, d'autre part fédérer des énergies citoyennes issues de la "société civile" (terme très révélateur de la dichotomie entre le personnel politique et les forces vives du pays!). Ce mouvement, après son élection, est devenu un parti (La République en marche). Comme les autres... Il est trop tôt pour savoir s’il a réussi à redessiner en profondeur le paysage politique. Du moins a-t-il donné un coup de pied dans la fourmilière. Mais structurellement son action s’arrête-là. Le Président entend en effet se servir à fond des dispositions de la Constitution de 1958… Et de ses failles.
La démocratie directe peut-elle s'appliquer à l'État?
En France, la démocratie s'exprime directement pour l'élection du chef de l'État. Et c'est tout. Le reste des pouvoirs est délégué. Sauf dans les petites communes. S'il ne semble pas crédible de faire voter chaque loi par l'ensemble des citoyens, il s'avère plausible que d'une part les lois régissant les dispositions locales soient votées directement par les citoyens concernés, d'autre part que l'ensemble des citoyens ait un droit de veto au regard de lois qui leur apparaîtraient scélérates. À la manière de l'antique graphè paranomôn des Athéniens – accusation d'illégalité portée contre une proposition de loi jugée illégale ou contraire à l'ensemble des autres lois (bien utile contre les dérives totalitaires).
Voilà qui apparaît comme un vœu pieu, à l'heure où la souveraineté des États se trouve de plus en plus subordonnée à des directives édictées par l'oligarchie de l'Union européenne. On a pu constater par le passé combien l'Europe ne se fonde pas sur des bases démocratiques (projet de Constitution européenne refusé par les Français lors du référendum du 1er juin 2005, mais voté par les chefs d'État et de gouvernement; abandon du principe de référendum pour le Traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007, qui ne fait que "modifier" les précédents). De fait, il n'existe pas de Constitution européenne. Mais cela n'empêche pas le Conseil européen (chefs d'État et de gouvernement, évocation d'une Europe des nations) ou la Commission européenne (votant à la majorité, tendant plutôt vers une Europe fédérale supranationale, mais non démocratique) de continuer à légiférer et à codifier la vie des territoires de l'Union, sans l'assentiment des populations.
Par comparaison, voici le schéma correspondant aux propositions d’une VIe Constitution républicaine telle que présentée dans l’article
“Politique, république, démocratie?” du 12/04/2017

Ce qui tout de suite saute aux yeux, c’est la réduction des pouvoirs du président de la République, au profit du Vice-président d’une part, mais surtout du corps électoral, dont l’autorité s’étend au choix du chef de gouvernement et, par délégation à une part des membres du Conseil d’État. Si l’on ajoute une meilleure autonomie des assemblées territoriales concernant les dispositions réglementaires régionales, on peut être certain que la démocratie aura plus de sens dans une telle république. D’autant que les options les meilleures auront toutes les chances de s’étendre au-delà du cadre régional. En outre, les compétences judiciaires seront moins soumises aux coteries politiciennes. Rappelons que l’Assemblée nationale deviendrait une Assemblée (strictement) législative, donc astreinte à une efficacité concrète, collant aux besoins de la société citoyenne. Et non pas réduite à un rôle de soutien ou d’opposition au gouvernement, votant ou non les lois “décidées” par le chef de l’État. Le Sénat ayant disparu, car devenu de fait sans objet, l’efficacité législative devrait s’en trouvée accrue.
Il reste que l’exécutif (le gouvernement) pourrait entrer en conflit avec le législatif, refusant, par exemple, de mettre en application une loi préparée et votée par l’Assemblée législative. La solution d’un tel conflit devra rester entre les mains du corps électoral, attendu que le président et le vice-président de la République, élus au suffrage universel direct gardent leur pleine légitimité. Dans un premier temps, si le Conseil constitutionnel a validé la constitutionnalité de ladite loi, le Conseil d’État doit pouvoir soit trancher en faveur du corps législatif, ou du gouvernement, soit proposer des dispositions de conciliation (ajustement, amélioration ou compromis). En second lieu, c’est aux citoyens de décider, par exemple au travers d’un référendum, dont le résultat peut être amené à invalider l’une ou l’autre des élections (présidentielle ou législative).
Conclusion
Une question reste néanmoins entière. La constitution d'États, fussent-ils démocratiques, est-elle encore d'actualité, à l'heure de la formation d'une Europe politique? Actuellement, l'Union européenne n'est, politiquement, qu'une coalition d'États très divers dont la direction est confiée à une administration autoproclamée. Que ou plutôt qui le Parlement européen représente-t-il? Il n'est qu'un semblant de caution pseudo-démocratique aux agissements d'une élite oligarchique et pécuniairement privilégiée. Voilà une porte ouverte à un nouveau questionnement: l'Europe peut-elle être démocratique?