Visite à domicile
Au nom du cerf
Par la suite, je fus convoqué par la police judiciaire, “pour une simple vérification de concordance”, avait précisé l'inspecteur Prouteau en me recevant. Lui s'était fait à l'idée que - je cite - "les deux affaires ne sont pas liées". Il me vit réagir. Un sourcillement, juste.
- Y a-t-il quelque
chose qui vous choque?
- En quelque sorte...,répondis-je sur le même ton.
L'inspecteur Prouteau était un homme filiforme de taille moyenne, la tête mal garnie d'un cheveu rare et de cette couleur que d'aucuns nomment blond foncé, les autres, châtain clair. Je percevais en lui combien certaines personnes sont physiquement adaptées à leur fonction sociale. Il était, en effet, scrutateur et totalement dénué de caractère. Contrairement au caméléon, il n'avait même pas besoin de changer de couleur pour se fondre par mimétisme dans son environnement: il était l'absence personnifiée. Il ne présentait nulle épaisseur, ni physique ni psychologique. Pas plus, en tout cas, qu'une cellule photosensible, à ceci près que l'on remarque les caméras de surveillance. Prouteau ne semblait pas là à dessein. Et pourtant, quel capteur! Notre conversation (ce n'était pas un interrogatoire) se poursuivait de façon amène:
- Il y a bien deux affaires distinctes: l'accident de voiture du prétendu Hubert Cervier et votre affaire.
- Comment ça, "mon affaire"? Ce qui pose question, je croyais, c'est l'absence du corps de cet Hubert Cervier.
- Eh oui! Justement. Je m'explique, fit-il assez fièrement. L'accident entre la Porsche 911 et le cervidé mâle est clairement établi. Nous avons relevé les empreintes des sabots du cerf, à la hauteur de sa dépouille. Il semblerait, du reste, qu'il ait stationné là un moment, comme s'il attendait la voiture. C'est une conjecture; mais il n'a pas bondi: il s'est avancé sur la chaussée et, au même instant, l'automobile l'a réduit en bouillie. Enfin, en bouillie... Bref, boum! Y a de la casse. La bagnole porte clairement les marques du choc, violent, avec ce cerf-là. On a retrouvé des poils de l'animal dans les tôles, dans les essuie-glaces; le sang sur la voiture est le sang de la fameuse carcasse. L'examen balistique de celle-ci a révélé que lors de l'impact la bestiole n'a pas été projetée en avant, mais qu'elle a basculé sur le capot et a été envoyée en l'air. La Porsche, continuant sa route, lui passa dessous. Et voici qu'intervient monsieur Bildaize. Vous.
- Mais je n'interviens pas du tout, objectai-je vivement.
- Ah?
- Je suis seulement arrivé sur les lieux après cet événement.
- Objection, votre Honneur, s'amusa l'inspecteur en parodiant les séries télévisées américaines. Vous êtes arrivé à la fin de la scène, pas après. Votre véhicule a reçu trois gouttes de sang sur le capot. N'est-ce pas?
- Oui, mais vous avez sûrement relevé les traces de freinage et constaté que mon auto n'a pas eu de contact avec le cerf en question ni avec le coupé.
- Continuez, allez, poursuivez vos déductions... Et vous arriverez à votre affaire, la vôtre, celle qui ne se comprend pas. Parce que, voyez-vous, monsieur Bildaize, le cerf a bien des blessures, il a bien versé un peu de sang, mais cela n'explique pas comment il a été vidé, exsangue, de ses viscères, ni comment Hubert Cervier s'est volatilisé.
- Je suis bien d'accord avec vous: le choc de l'accident n'explique pas ces deux phénomènes.
- Donc, vous convenez que l'accident est un fait avéré et, par conséquent, classé. Tandis que ce qui s'est passé par la suite n'est pas réglé. L'affaire reste entière. Or c'est précisément à l'instant même de votre arrivée que tout se complique. Troublant, non?
- Cela ne veut pas dire que je sois moi-même impliqué dans le processus.
- Premièrement, vous êtes le seul témoin; ensuite, nous vous avons sous la main. Il va falloir nous aider.
- J'ai déjà témoigné. Tout est consigné, plutôt deux fois qu'une. Et être témoin d'un événement n'engage absolument personne à une quelconque intervention dans les faits constatés. Si je vois de ma fenêtre quelqu'un se jeter du toit de l'immeuble d'en face, d'une part cela n'implique pas que ce soit de mon fait, d'autre part, je suis bien en peine pour arrêter sa chute, mais je peux appeler les secours.
- Pas vous forcément, pas directement, continua le policier sur sa lancée, mais une tierce personne. Quelqu'un que vous couvrez. Hubert Cervier, par exemple: un type qui avait besoin de se faire oublier. Ou bien monsieur X, qui avait besoin que cet Hubert Cervier disparaisse. Et pourquoi ne seriez-vous pas ce monsieur X, ou Hubert Cervier?
- Bigre! Ça fait beaucoup. Et ça empeste l'accusation toute faite. Ce qui me chagrine, inspecteur, c'est qu'on tourne en rond. La procureure, déjà, avait émis...
- On tourne en rond, on tourne en rond: forcément, vous nous faites tourner en bourrique!
Prouteau avait à peine haussé le ton, mais le rythme de ses phrases montrait une certaine exaspération, donc un désarroi sous-jacent. Il ne comprenait manifestement rien, ne possédait aucun élément probant qui pût l'éclairer. Je demeurais par conséquent le seul levier à actionner. Il cherchait à tout prix à ce que je lève le voile sur la solution, surtout pour son salut de fin limier. Je voulus l'aider, lui faire comprendre que j'étais totalement étranger à ce qu'il appelait la seconde affaire, que mon influence sur les faits et sur les conséquences de l'accident était nulle. Peine perdue. Il conclut: "Avant de vous mettre en examen, voire de demander votre inculpation, je vais réclamer une perquisition à votre domicile." Tentant un dernier recours, je hasarde, songeur:
- Dites-moi, inspecteur, une chose m'étonne un peu: personne ne m'a posé la question de savoir ce que je faisais sur cette route.
- Mais, enfin, s'offusque l'officier, jamais ce genre de question ne se pose à un simple témoin! On est en démocratie, chacun est libre de ses mouvements! En tant que prévenu, en revanche, attendez-vous à ce qu'on vous la pose.
Il réfléchit quelques secondes, puis ajouta: "De toute façon, vous avez sans doute préparé une réponse toute faite!"
- C'est ça. Et même je vais vous la dire: je faisais... la route! Depuis Compiègne, c'est le chemin le plus direct, le moins cher et, en principe, vraiment pépère. Vous ne me demandez pas pourquoi la nuit? Parce que je rentrais d'un concert que je venais de donner à l'opéra. Celui de Compiègne. Voilà. Ça, ce sont des faits, incontestables, vérifiables, pas des conjectures.
- Je m'en fous, répliqua-t-il, je perquisitionne.
* * *
La perquisition: un grand moment. Du vrai boulot de policiers judiciaires. Le métier, quoi. L'inspecteur Prouteau était dans son élément, prêt à recueillir les miettes d'une vérité qui avait volé en éclats sur la route nationale dans la peau d'un cerf. Il est six heures du matin. La sonnette retentit. Elle sonne l'assaut. Vous savez tout de suite que ce n'est pas le facteur, ni votre voisin à qui il serait arrivé malheur, pas même les Témoins de Jéhovah ou un démarcheur. Incroyable, le timbre de la porte tinte un fa-si bémol caractéristique de la police. Et c'est la police: "Ouvrez! Nous savons que vous êtes là, police!" gueule sourdement un type.
- Oui, voilà...
Vous enfilez un truc, vite fait, quand même. Et, la bouche pâteuse, vous allez faire le nécessaire auprès de la serrure: vingt secondes chrono. Mais vous n'évitez pas la deuxième semonce, cette fois beuglée très clairement: "Vous ouvrez, sinon nous allons devoir pénétrer par force!"
- Voilà, voilà...
La clé a du mal à actionner le barillet. Ça énerve les forces de l'ordre. Elles croient que vous les narguez, que vous voulez gagner du temps, leur celer quelque chose. Certes, votre intimité. Mais, précisément, c'est ce qu'elles viennent fouiller: la face cachée de votre vie. Alors, telles les lionnes devant leur victime abattue, elles rugissent une dernière fois avant de broyer de leurs crocs les entrailles encore chaudes. Car ce qu'elles préfèrent, ce sont les parties tendres. Troisième sommation (d'usage): "Police, ouvrez! Ne nous obligez pas à faire usage de la force!"
- Voilà, voilà, voilà... je vous ouvre. C'est pas une heure pour venir déranger les honnêtes ge...
La porte ouverte, la horde est déjà à l'intérieur, vorace, méthodique et sauvage. Devant vous, l'inspecteur Prouteau reste seul. Il vous tend le papier de commission rogatoire signé de la main potelée de Madame la proc qui ne démord pas, décidément, de son "intime conviction" erronée.
- Bonjour, monsieur Prouteau, dis-je à l'inspecteur filiforme.
- Bonjour, Bildaize, répondit-il. Vous étiez prévenu. Je vous avais dit que je perquisitionnerais.
- Ne vous excusez pas. Les méthodes brutales font partie de votre fonction. C'est vieux comme les crocs. Intimidation...
-Ça vous dérange, Bildaize?
- Oui, entre personnes adultes et civilisées, oui. Vous êtes tellement dans le stéréotype protocolaire que vous m'interpellez directement par mon nom.
- Interpeller? Mais c'est le mot, insista le policier. La perquisition est le préambule (vous voyez, moi aussi, j'ai du vocabulaire), le préambule à votre interpellation. Mais j'ai une formalité à vous faire valider. Il lut: "Pouvons-nous entrer et nous livrer à un examen minutieux de votre domicile?"
J'appréciai cet humour de flic. Ça sent le brodequin crotté, sous un uniforme aux plis de repassage impeccablement marqués. Même si le Prouteau était lui-même en civil. Je le questionnai à mon tour: "Avez-vous eu le temps de prendre un café, ce matin? Je peux vous en faire un."
- Je ne bois pas de café, répondit-il naïvement en franchissant le seuil, c'est trop acide et ça me flanque des aigreurs d'estomac.
- Un thé? Un ceylan: il y a du tanin.
Pendant nos civilités, ça farfouillait dans tous les coins. Un agent me héla: "S'il vous plaît, pourriez-vous ouvrir ce meuble?" J'allai lui ouvrir le piano.
- Oh! fit-il, c'est magnifique dans un piano.
C'était l'agent Philippon. Il était comme médusé. Ses collègues, qui avaient inspecté sans succès jusqu'à ma salle de bains, se laissaient gagner par la lassitude. Ils refluaient vers le salon où paradait mon Bösendorfer. Je me suis glissé sur la banquette. L'instrument frémit sous mes doigts et commence à chanter Cloches à travers les feuilles de Claude Debussy. Pris au charme des arpèges, les policiers renoncent à leurs recherches. Philippon s'assoit du bout des fesses sur le canapé, les yeux fixes. Un grand échalas dans une veste trois-quarts de cuir noir, se penchant au-dessus de la caisse, scrute la danse des marteaux et des étouffoirs. La dernière de la troupe, une jeune femme trapue, revient de la chambre à coucher et questionne à voix basse: "Vous n'avez rien trouvé non plus?" Elle se fait tancer du regard et menacer du menton pas ses camarades de la PJ. Prouteau est là sur le pas de la porte. Il ne dit rien, mais il examine chaque objet de la pièce dans un mouvement circulaire de la tête. Il dit: "Vous avez un ordinateur: je le prends." Je n'arrête pas de jouer. Car il y a quelque chose de sacrilège à couper un morceau de musique: la construction d'ensemble s'effondre, et c'est un être vivant que l'on mutile. Provocateur, l'inspecteur, qui manifestement n'apprécie pas Debussy, fait mine d'embarquer l'ordinateur. Je mène l'auditoire jusqu'au bout de la forêt dans le frémissement des feuilles et les vibrations de cloches. Les enquêteurs, malgré leur envie, se retiennent d'applaudir. Puis, seul, Philippon risque quelques battements sonores de ses mains.
- C'est fini, l'opération séduction? coupe Prouteau.
- Heureux que ça vous ait séduit, inspecteur, avançai-je. C'était juste un petit moment "détente". Quant à l'ordi, vous ne me le prenez pas, car c'est un outil de travail.
- S'il n'y a rien dessus, promis, on vous laisse tranquille.
- Eh bien, copiez le disque dur et épluchez ce qui vous chante. Mais j'ai besoin de cet outil et de ce qu'il contient.
Le détective, qui commençait
en fait à se rendre à l'évidence, se
contenta d'une requête: "Vous pouvez le
mettre en route, s'il vous plaît."
Il fit machinalement défiler le contenu de la mémoire,
lista d'un œil le carnet d'adresses,
ouvrit la connexion à Internet afin d'ausculter
l'historique de mes sites préférés
et de mes recherches sur le Web. Il referma le tout bien proprement.
-
Encore une chose, monsieur Bildaize : vous vivez
seul ?
- Vous avez constaté que non ! Mon épouse
est en déplacement…
- Ouais, c'est facile !
Devançant la question qu'allait immanquablement me poser le policier, j'ajoutai : "À Prague, Brno et Karlovy Vary. C'est mon agent, elle prépare ma tournée là-bas."
Dans le salon, c'était le silence. Mes invités impromptus observaient un mutisme attentif. Leur statisme sans parole formait un tableau académique dans le style convenu de la seconde moitié du XIXe siècle, coutume vestimentaire mise à part. Nous assistions religieusement à l'offrande piaculaire de l'inspecteur Prouteau sur l'autel de l'échec. Son dépit si visible le rendait sincèrement humble. En cela, il éveillait au fond de moi un brin de sympathie. Et de soulagement. Sans mot dire, questionnant des yeux chaque membre de sa section, le blafard vint s'asseoir sur le canapé. L'agent Philippon esquissa un mouvement pour se lever. De la main, son supérieur le repoussa doucement sur le siège. Tous s'interrogeaient, y compris Prouteau. Cela dura une trentaine de secondes. Un moment, non pas épais et pesant, mais ouvert et volé au temps. Le piteux policier hésitait à appuyer sur le bouton "reset" de sa conviction. Remise à zéro? Il joignit les mains en croisant les doigts. Il fit craquer ses phalanges. Je m'étais adossé au piano face au vide sonore. Une sorte de sentiment de pitié me vint à l'esprit, devant ces gars et cette jeune femme, immobiles et muets, qui s'étaient mis en branle dès potron-minet, pour rien. Leur chef rompit le silence: "Bon! Monsieur Bildaize, ou bien je me trompe et je vous présente mes excuses pour vous avoir importuné, ou bien vous êtes un fieffé coquin. Mais une chose est sûre, ici [et il fit valser son regard tandis qu'il accentuait l'adverbe], nous n'avons rien trouvé qui fasse avancer l'enquête." Il souffla par le nez de façon audible, dépité.
- Qu'est-ce qu'on fait, Gérard, questionna l'échalas au cuir noir.
- Vous accepterez bien un café, maintenant, m'interposai-je.
- J'ai promis de vous laisser tranquille...
- Mais on peut faire cela très tranquillement!
Les autres membres de la PJ opinèrent. Quelques instants plus tard, l'inspecteur Gérard Prouteau regardait le fond de sa tasse à café qu'il tournait entre ses doigts:
- Vous y voyez clair là-dedans, vous?