Le pavé de biche
Au nom du cerf
Je retrouve Michot la boulotte, autrement dit la proc, toujours actrice du même scénario fait d'affable professionnalisme et de fermeté urbaine. Le gris greffier griffonnait toujours ses minutes à l'aide de son clavier monocorde perché sur sa tablette rétractile. Le ballet que j'avais connu la première fois se répétait: petit saut jusqu'au plancher de la petite femme autoritaire, geste révérencieux préludant au preste retour sur le perchoir de cuir cramoisi. Giration silencieuse du terne mollusque vers son poste d'arrière-garde. Mais, cette fois-ci, je ne fus pas invité à m'asseoir. La magistrate s'interrogea à haute voix: "Alors, maintenant, qu'est-ce qu'on fait?" Puis elle tourne vers moi ses billes oculaires: "Hum?"
- Ce que vous avez à faire, madame, répondis-je poliment.
- C'est-à-dire rien, conclut-elle. Je ne peux rien retenir contre vous, monsieur Bildaize. Nous avons consigné votre témoignage. Je ne pense pas que l'enregistrement d'aujourd'hui nous soit d'une grande utilité. Il sera détruit.
- Excusez-moi, intervins-je. N'est-il pas un élément susceptible de corroborer mon innocence?
- Plutôt un fiasco susceptible de corroborer l'indigence des moyens de la police. Non, une fois votre innocence actée, croyez-moi, cette vidéo n'est à l'avantage de personne. Je classe l'affaire en accident de la circulation. Vous n'êtes plus concerné. Je lance seulement un avis de recherche du "malheureux" Hubert Cervier...
Elle laissa un temps de suspens qui lui servit à me dévisager.
- Cela ne vous pose pas de problème? interrogea-t-elle.
- Pourquoi cette question? Nullement.
- Pourquoi? Parce que dans le rendu de l'enquête il apparaît que vous avez rencontré Hubert Cervier et qu'en ce même personnage, disons bigarré, vous avez reconnu votre père.
- C'est là l'interprétattion du lieutenant Prouteau, pas un fait.
- Absolument, il n'apporte aucune preuve pouvant appuyer son allégation. Mais que s'est-il réellement passé dans cette clairière?
- Une rencontre extraordinaire avec un cerf, sans doute le roi de la forêt.
- Oui, on est d'accord, monsieur Bildaize, pour le cerf que l'on voit sur les photos, mais le personnage que les policiers rapportent avoir vu et avec qui vous avez déclaré avoir conversé...
- Il est tout bonnement celui que nous devions rencontrer.
- C'est-à-dire... Soyez plus explicite, voulez-vous?
- Celui, plus exactement, que nous voulions rencontrer. Moi, sans doute est-ce mon père que je recherchais. Pour l'inspecteur Prouteau, c'est Hubert Cervier. Ce que nous avons vu, c'est ce que le cerf qui me faisait face nous évoquait. Ce que je veux dire, c'est qu'en un moment particulier comme celui-là, dans des circonstances fortes, l'harmonie naturelle de la forêt a créé ce lien vers ces évocations.
- Monsieur Bildaize, vous savez, quand je vous ai vu la première fois, je vous ai pris pour un imbécile. Je me suis dit: "Tiens, voilà un crétin. Il se croit plus malin que tout le monde, mais il n'a que ses doigts pour penser." Jean-Jacques, le greffier là derrière vous, disait, lui, que vous étiez comme un chat, une bête stupide et fourbe. Je retins le mot "bête". Mais en épluchant votre profil et votre carrière, je me suis ravisée. Votre attitude, disons désinvolte, justement celle-là même qui énerve notre officier de police, s'explique, à mon sens, par le fait que la réalité des choses qui nous inquiète tant ne vous affecte que très peu. Vous arborez un tel air de détachement et de candeur que vous en paraissez suspect. Mais, en fait, c'est que vous êtes au-dessus de tout cela, je dirais volontiers en dehors, voire totalement ailleurs. Néanmoins, la perversité pouvait très bien vous habiter. C'est pourquoi j'ai autorisé la filature. On sait la suite.
Il y eut une pause, pendant laquelle j'entendis la respiration nasale du mollusque gris, sans doute déçu de cette sorte de non-lieu.
– Vous êtes libre, reprit la magistrate.
En lui demandant: “Alors, je peux disposer?”, j'étais envahi par un vague sentiment qu'on n'était pas allé jusqu'au fond des choses, que madame Michot s'en tenait au service syndical à contrecœur. À cet instant, j'allais prendre congé, elle me lance: “Ça vous dirait de poursuivre tout à fait librement cette conversation au Croque-Madame, devant une bonne assiette et un petit verre?”
Le Croque-Madame, c'est la cantine du tribunal, à un jet de pierre, un bistrot à l'ancienne avec son nom inscrit en céramique sur la façade et ses baies en arcades, à la Guimard. Vert foncé sur fond jaune pâle. Pur style 1900. En l'état. À l'intérieur se marient les stylobates et les miroirs, les mains courantes en cuivre blond et les luminaires façon planétarium, les banquettes en moleskine brun rouge capitonnée et les tables aux pieds de fonte ouvragés supportant un marbre clair. L'ambiance y était celle d'un club anglais à la sauce frenchie, très entre soi mais avec de la cuisine "familiale".
- Je ne fais jamais cela, monsieur Bildaize, me confia la femme de loi. Certes, vous avez comparu devant moi comme simple témoin...
- Alors que me vaut cette faveur?
- Pas une faveur, non, non. D'abord vous êtes totalement innocenté, et disons que je suis un peu mélomane.
Voilà qui rendait la face de la Justice légèrement plus sympathique que les piles de dossiers aux couleurs mates et les mille tracasseries qu'ils engendraient chaque jour. Cela ne m'empêchait pas de me sentir tout de même déplacé dans ce lieu quasi exclusivement fréquenté par le personnel du palais de justice. Après ça, il ne fallait pas qu'elle s'étonne, la proc, que je sois - comment elle a dit? - “volontiers en dehors”. Pour elle, en tout cas, tout allait bien. Je constatais d'ailleurs qu'elle était très respectée. On lui servait du “Madame” en veux-tu en voilà, à l'exception toutefois d'un des garçons: il la tutoyait le plus naturellement du monde et l'appelait par son prénom.
- J'ai ce qu'il te faut aujourd'hui, Jeanne-Marie: le wiener Schnitzel à la Franz Joseph.
- Eh bien non, André. Je voudrais suggérer à mon invité la pièce de biche forêt d'Othe. Qu'en dites-vous, monsieur Bildaize?
- Comme tu
voudras, lui fit-il en imprimant à son hochement de tête
une rotation vers la gauche. Dans ce cas, un bourgogne passe-tout-grain
s'impose, si monsieur Bildaize m'autorise.
- Pour nous hisser à la hauteur du choix de Madame, j'opterais volontiers pour un côte-de-beaune Charlemagne. À votre avis, madame le procureur?
Toujours impeccablement vertical, le garçon s'était rapproché tout contre la Michot. Il lui susurra, le regard lancé au fond de la salle par-dessus ma tête: “D'où est-ce qu'il sort? C'est un gars de Paris?” Sachant que j'avais parfaitement entendu, la magistrate mit les pieds dans le plat:
- Il ne vient pas de Paris, dit-elle à haute voix, c'est Gao Bildaize. Ça ne te dit rien?
- Ben, écoute... fit André, perplexe.
Sans doute était-il moins “un peu mélomane” que Jeanne-Marie l'exaltée. On n'allait pas être deux à se sentir mal à l'aise, quand même. Je vins à son secours:
- Ça ne vous dit rien. Normal, tel que vous me voyez, je sors du trou! Ou du bois, si vous voulez, ajoutai-je à l'attention de Michot.
La proc se mit à rire de bon cœur, et à mon adresse: “André est mon mari”. En fait, elle m'avait attiré dans son bouillon pour parler musique. Chose que manifestement elle n'avait pas le loisir de s'offrir avec son André d'époux. En attendant que la biche se transforme en pavé, nous dissertâmes sur le vin quelques instants et en vînmes à papoter concerts et interprètes. Soudain, elle me posa cette singulière question qui semblait lui tenir à cœur: “Pourquoi y a-t-il des notes noires et des notes blanches sur un piano?”
- Des notes noires et des notes blanches... Vous parlez sans doute des touches, non des valeurs de note.
- Oui, sur le clavier, précisa-t-elle.
- La question vaut la peine d'être posée, en effet. Blanches, noires, elles semblent s'opposer. Sur le clavier, c'est comme deux mondes qui s'affrontent, le monde blanc et le monde noir. Mais ce sont plutôt deux mondes adjacents qu'opposés. Le blanc, c'est la gamme diatonique, notre bonne vieille tonalité européenne; le noir, c'est la gamme pentatonique, emblématique de la musique chinoise. Ça n'a rien à faire ensemble, me direz-vous. Et pourtant, regardez comme ils sont imbriqués, ils s'interpénètrent. Il n'y a pas les blanches d'un côté, les noires de l'autre. Parce que, si on les réunit, cela forme la gamme dodécaphonique, celle par demi-tons, égaux dans le système tonal tempéré.
- Ouh là! Où est-ce que vous m'emmenez?
- Vous allez voir, ça va loin. Bon, fixons les choses. La gamme diatonique, vous savez ce que c'est? Comme ça, si l'on ne joue que les touches blanches, la plus blanche des blanches, c'est la gamme de do majeur. Une gamme, c'est une suite cohérente de notes qui se tient dans l'espace d'une octave. Un tout. Un univers. En do majeur, vous n'avez rien à faire des touches noires. Par contre, si vous ne jouez que les touches noires, vous ne jouez que la gamme pentatonique, qui comprend cinq degrés dans l'espace de l'octave. Si bien qu'en l'espèce la gamme diatonique en soi n'a pas besoin de la gamme pentatonique, ni réciproquement. Chacune étant en soi un espace cohérent. OK. Tandis que la gamme dodécaphonique, encore appelée chromatique, a, elle, besoin des deux. Mais dans ce cas, il n'est plus besoin de touches noires ou blanches, puisqu'on prend tout. La distinction n'est qu'une habitude en référence à la gamme diatonique, la plus utilisée (et de très loin) en Occident.
- Mais alors, on pourrait, en tout cas pour les musiciens amateurs, on pourrait se passer des touches noires.
- Ce serait quand même un peu restrictif. Mais je ne vais pas vous faire un cours d'histoire de la musique et encore moins un exposé d'harmonie. Je voudrais seulement vous faire entendre ce qui se passe quand on introduit une touche noire dans notre monde blanc. Je prends l'exemple tout bête du passage de la gamme majeure, do ré mi fa sol la si do, à la gamme mineure. Mineure, non pas parce qu'elle serait inférieure, mais parce que l'intervalle de tierce y est plus petit: do ré mi bémol. Sur votre clavier, pour ce mi bémol vous bifurquez sur une touche noire, vous prenez une sorte d'aiguillage vers un autre voyage. Écoutez cela, vous êtes dans votre univers blanc, dans la gamme de do majeur: do mi, do mi [je fredonnais], do mi b: hop! On dévie, on va voir ailleurs. On a changé de cap, et l'éclairage n'est plus le même sur le paysage. Les couleurs sont différentes, d'autres ombres se modèlent.
- C'est fou ce que vous racontez, on a l'impression que vous êtes dans ce paysage.
- Mais exactement! Pour le musicien, le son n'est pas un mur, c'est au contraire une porte ouverte, comme un pas japonais dans un monde à parcourir.
- Et, quand vous jouez, vous vous promenez vraiment dans ces "mondes" comme vous dites?
- Bien sûr, je vois par où je passe et ce qui se passe dans les contrées sonores dans lesquelles la musique m'emmène. Il y a des passages interdits, des pattes-d'oie, de magnifiques clairières... Des personnages, des cloches qui tintent à travers les feuilles. Bien entendu, les styles de ces références peuvent être très différents: narratif, descriptif, imitatif, etc. Les Cloches à travers les feuilles de Debussy, par exemple, ne sont pas à proprement parler descriptives, alors que La Grande Porte de Kiev des Tableaux d'une exposition de Moussorgski semble clairement faire sonner sa cloche de bronze. Celles de Debussy sont évocatrices. Le défi de l'interprète est de se faire le vecteur de cette évocation. Il doit réussir à ouvrir la voie de l'écoute. La musique fait le reste. Et c'est réussi, quand les auditeurs prennent le bon chemin et peuvent, eux aussi, pénétrer dans les contrées exotiques que le voyage musical révèle.
Mon interlocutrice ne posait plus de questions, elle me regardait fixement, curieusement calme. Lorsqu'elle réalisa que j'avais terminé ma tirade, après un coup d'œil dans son assiette, elle se ressaisit.
- En vous écoutant, commença-t-elle, j'entrevois... Ah! Notre inspecteur qui nous rejoint.
Pour accompagner ses paroles, elle fit un geste de la tête en levant le menton. Gérard Prouteau arrivait dans mon dos.
- Vous me disiez que vous entrevoyiez... continuais-je pour fermer la porte à cette intrusion.
- Euh... Je disais, oui, que je conçois maintenant mieux le fossé qui sépare les mélomanes du monde des musiciens!
Rien n'y fit, le fouille-merde vint mettre son nez dans nos assiettes. Et, pour combler le tout, la procureure l'invita à sa table - mais pouvait-elle faire autrement? Tandis qu'il s'asseyait prestement, il fit mine de protester. En moi-même je me disais qu'il n'y a décidément pas mieux qu'un flic pour tuer l'ambiance. Il commanda de quoi accompagner le côte-de-beaune. D'un sans-gêne, quand même!
- Le procureur Michot, vous savez Bildaize, est quelqu'un de bien, la justice même. Mais là, elle doit avoir quelque chose à se faire pardonner...
- Elle regrette seulement de ne pas avoir été dans la clairière en forêt.
- Eh! Ne me cherchez pas, s'offusqua l'officier de police judiciaire. Sujet tabou, d'accord? On n'a rien retenu contre vous, n'est-ce pas? Alors...
- Pourquoi contre moi, je vous prie? Il n'y a rien à retenir contre un simple témoin, qui, dans mon cas d'ailleurs, n'a été témoin de rien, sinon d'un accident de la route dans lequel il n'est nullement impliqué.
- L'affaire est close! insista-t-il de mauvais gré.
Madame Michot nous épiait, la fourchette à la bouche et la crainte dans le regard. Elle percevait que sa décision ne satisfaisait manifestement pas l'inspecteur. Elle jugeait qu'il ressentait une frustration certaine à rester ainsi sur une énigme non élucidée, alors qu'il avait clairement établi que la résolution de celle-ci résidait dans la personne trouble du pianiste. Mais les faits s'étaient dérobés, les manigances de son suspect n'étaient pas avérées. Et la Justice ne se satisfaisant pas de suppositions, si raisonnées fussent-elles, le témoin ne pouvait pas à ses yeux aveugles paraître coupable, ni même suspect. Il n'en voulait donc pas à l'instrument de la Justice, la procureure, mais au fomentateur Bildaize. De mon côté, je m'en tenais à cette clôture de compte, et préférais m'intéresser à mon assiette. Prouteau ruminait. Soudain, il déclare comme pour se justifier de ce silence:
- Quand vous avez égaré disons votre portefeuille, vous passez du temps à le rechercher, vous mettez tout sens dessus dessous. Nous aussi nous fouillons pour mettre au jour ce que nous cherchons. Et vous, Bildaize, vous apparaissiez à la fois arrogant et difficile à cerner. Tout du suspect.
- Le parfait innocent! corrigea Jeanne-Marie Michot.
- Expliquez-vous, s'inquiéta Gérard Prouteau.
- L'innocent se croit fort de son bon droit: il prend la mouche, et de ce fait paraît arrogant. On voit ça tous les jours. Rien ne le reliant véritablement à ce qu'on voudrait lui reprocher, il semble sans cesse se dérober, et les mystères s'épaississent autour de lui.
- Oui, m'enfin, quand même, réagit l'inspecteur.
- Laissez-moi terminer. Le problème réside dans le fait qu'un coupable, un vrai, tout à fait maître de ses actes, sait cela parfaitement, et il feint l'innocence: il s'offusque, fait valoir son bon droit et brouille à souhait les pistes.
- Je comprends, intervins-je. D'où vos façons un peu brutales: elles sont destinées à faire cracher le morceau à l'individu suspecté. Il s'agit de le déstabiliser en lui faisant croire qu'il est mis à jour. La méthode peut paraître légitime face à un malfrat. Contre un innocent, c'est une agression caractérisée, convenez-en.
- Ah! Certes, acquiesça la gourmande. Toute accusation, fût-elle fondée, est une agression.
- Face à laquelle l'innocence ne peut opposer aucune force, complétai-je alors.
- Si, me contredit Prouteau, la force de la conviction que lui confère la bonne foi.
- La belle jambe!
- Mais écoutez donc ce que je veux vous dire! Le suspect coupable oppose des arguments. Quand ceux-ci tombent, il en invente d'autres. Tandis que le brave innocent n'a plus rien à dire, il s'en tient à sa bonne foi. Il vous bassine avec ça, d'ailleurs.
- Ou bien, accablé, il demeure prostré, et vous ne pouvez rien en tirer.
- Oui, bon, mais c'est pas votre cas, Bildaize. Vous êtes plutôt du genre emmerdeur, dur à cuire, qui rajoute des embrouilles à chaque pas.
- Heureusement que l'affaire est close! Moi aussi, je cherchais à comprendre.
- Alors ça, c'est la pire engeance, se révulsa-t-il en faisant mine de prendre la magistrate à témoin, les types qui font leur propre enquête!
À contre-cœur, je tentais de mettre un terme honorable à cette vaine altercation en argüant encore: “Mais pourquoi avez-vous préféré vous accrocher à mes basques, plutôt qu'à essayer de rétablir les faits? Je comprends bien qu'il est plus facile de faire avouer que d'aller enquêter sur le terrain. Néanmoins, en agissant ainsi, vous avez délibérément délaissé la scène de l'accident, vous avez réduit la reconstruction de la vérité à l'échafaudage d'une vraisemblance.
- Et pan! Prouteau, se réjouit la femme du bistrotier, monsieur Bildaize fait mieux que de tripoter un piano: il pense.
- Justement, se défendit le policier, le genre de tripatouilleurs de son espèce qui pensent, ça s'appelle des prestigidi..., presgiditi..., quoi, de fieffés manipulateurs!
- Mais c'est exactement ça, monsieur Prouteau! acquiesçai-je. Si je n'allais pas dans son sens, il était parti pour nous pourrir la soirée. Les pianistes sont au sens propre des prestidigitateurs. Ils font des merveilles avec leurs doigts. Ce sont de "fieffés manipulateurs", en effet. Rien qu'avec nos doigts (et un piano, quand même) nous bouleversons la structure de l'air, nous mettons des couleurs dans les chansons, nous faisons carillonner les galets des rivières, rire le saule pleureur. Nous faisons voir l'invisible. Soudain, le soleil danse et la Reine de la nuit hulule. N'est-ce pas magique, ça? Vous vous élevez, transporté dans un autre monde, une réalité relative. Non pas dans un rêve, car celui-ci ne sort pas de votre tête, mais dans une contrée éphémère, bien concrète, sonnante et trébuchante. Tandis que le piano sonne, harcelé par les marteaux qui frappent ses cordes sensibles, envoûté par le feutre qui caresse l'onde des vibrations intérieures, vous êtes assis dans votre fauteuil de velours. Mais le petit artisan qui tripote ses languettes d'ivoire et d'ébène vous transmet dans les oreilles, dans votre chair et jusqu'à vos propres os l'énergie magique de la musique. Ça vous porte, ça vous transporte, vous continuez de monter. Vous avez rendez-vous avec la lune. Carmen vous attend, drapée dans ses voiles rouges de mystère, attirante. Toréador, prends garde à toi!
- J'ai compris! intervint André jusque-là resté droit et coi. Y a pas, vous vous shootez au "mibémol".
- Ouais, c'est ça, appuya Gérard, pas si mécontent de trouver une échappatoire, il se drogue. D'ailleurs, il en a toute une gamme, c'est une véritable dépendance.
- C'est comme Obélix, si l'on est tombé dedans quand on était petit, pas moyen de s'en défaire, les rassurais-je, goguenard.
- Je ne voyais pas cela de cette façon... critiqua Jeanne-Marie. Elle s'expliqua: La musique, c'est "réglé comme du papier à musique". C'est une école de la rigueur, de la précision, de l'exactitude. Ce que la musique transcende, selon moi, ce sont les contraintes, les difficultés qu'il faut vaincre.
- Heureusement qu'on dépasse le papier à musique! Et le métronome. Tout cela ne sert qu'à mettre les choses en place, à savoir ce qui va avec quoi. Ce sont des garde-fous, des panneaux placés par le compositeur et, bien souvent d'ailleurs, des indications de l'éditeur, pas la musique. La musique est sonore et temporelle, elle avance, elle ne reste pas sur le papier. Pour vous en convaincre, faites jouer une partition telle qu'écrite, sans l'aménager, par un système électronique, je ne sais pas, moi, la deuxième sonate de Chopin, puis écoutez Samson François l'interpréter: quelle différence! Eh bien, cette différence, c'est la musique.
La magistrate réfléchissait. Elle argumenta:
- Ce que vous dites de la musique, vous croyez qu'on peut faire un parallèle avec la justice?
- Ce que je dis, madame, c'est qu'on peut entendre de la musique, qu'on peut aussi l'écouter, ce qui est bien différent – notez que je n'ai pas dit "en écouter", ce qui revient à en entendre mais volontairement. Et quand on écoute la musique, on s'aperçoit qu'elle nous emmène vers d'autres horizons, dans une autre vie. Et c'est là qu'on accède à une réalité différente, aussi bien dans le temps que dans la forme et dans l'espace. Il existe en effet un monde, une sorte de galaxie intérieure dont l'énergie anime notre vie. Elle tourne en nous, le plus souvent dans le secret de l'âme. Peu de personnes visitent ces sphères quotidiennement. Les artistes créateurs sont de celles-là. Et leurs œuvres nous ouvrent les portes de ce monde, elles nous donnent les clés de cette énergie, éclairent des chemins inconnus.
- Alors là, vous allez un peu loin, modéra Gérard Prouteau. Vous essayez de nous faire gober que vous, le musicien, vous n'êtes pas de ce monde. Mais vous savez, Bildaize, il y en a un qui a dit ça à Ponce Pilate, et ça s'est mal fini!
- Mais pas du tout, inspecteur! lui retournai-je (il me faisait rire). Jésus de Nazareth – c'est bien de lui que vous parlez? – n'a-t-il pas au contraire ouvert grand les portes du temple sur un monde nouveau? N'est-il pas le symbole même du passage à la vie nouvelle? La musique aussi joue un peu ce rôle, et ceux qui s'y plongent le savent, plus ou moins clairement. Vous pouvez aller au concert pour voir un type, ou tout un tas de types, s'échiner sur un instrument et observer pendant ce temps-là l'ingénieuse mécanique qui transmet la force du doigt du type qui tape une touche servant à soulever une ribambelle de leviers et de contrepoids qui aboutissent à balancer un marteau recouvert de feutre collé à la colle de poisson sur une triplette de cordes de laiton torsadées, et vous émerveiller que ça fasse ping avec autant de précision. Ça, c'est une réalité, mécanique. Je vous le concède, il y a déjà là-dedans quelque chose de formidable. Mais cette réalité-là ne représente pas la finalité des efforts de l'instrumentiste en question. Ce qu'il cherche par tout ce travail, c'est à vous mener sur une autre voie, celle-ci musicale, plus subtile, mais tout à fait concrète, sinon accessible. C'est de cela que je veux parler, quand j'évoque un autre monde, une réalité relative, c'est une expérience différente du temps, de l'espace et des formes.
- Plus je vous entends, plus ça me démange de vous flanquer au gnouf, s'énerva le policier.
- Attendez, attendez! s'impatienta la femme du serveur. Monsieur Bildaize nous apporte le témoignage d'une expérience inédite qui peut enrichir notre jugement. J'en reviens à ma comparaison. Souvent, dans les affaires que nous avons à instruire, ce qui prime, c'est la logique judiciaire, juridique même. Il faut que les faits tombent dans nos catégories, comme les notes de musique entre les barres de mesure. Si je suis ce que vous dites, nous réglons ces faits comme du papier à musique, avec rigueur. Mais nous passons peut-être (parfois – parfois, pas toujours, quand même) à côté d'une réalité tout autre. Pourtant l'une et l'autre existent. Et c'est vrai que mon métier précisément serait de découvrir cette dualité. Cela expliquerait du moins pourquoi dans les affaires troubles la vérité n'est pas facile à établir. Forcément, si elle se trouve aussi ailleurs, on a peu de chance de la rencontrer.
- Cela revient pratiquement à dire, intervint André sur un ton philosophique, que la vérité n'est pas de ce monde, n'est-ce pas Jeanne-Marie?
- Non, pas exactement, se défendit-elle. Les faits avérés que l'enquête met à jour établissent une réalité que nous pouvons juger. Mais, si je comprends bien ce que monsieur Bildaize veut nous faire entrevoir, il existe peut-être d’autres réalités dont les interférences avec les faits évoqués nous échappent. Nous ne voyons, nous, qu'un enchaînement de faits, mais leurs causes et leurs effets se situent au-delà de nos simples constatations.
- La main de Dieu, lâcha Gérard ironisant.
- Qui n'est pas de ce monde, compléta André formaliste.
- Le cerf... tentai-je.
- Celui-là, dit péremptoirement l'inspecteur, il y a laissé sa peau.
- S'il n'est plus de ce monde, c'est pour ouvrir le monde à la vérité, un peu à la manière de Jésus...
- Vous êtes un mystique, Bildaize.
- Pas tant que ça. Considérez qu'Hubert Cervier et le cerf ne font qu'un. Tandis que l'un est le chasseur, l'animal qu'il traque s'avère être le porteur de son âme. Il ne peut donc le tuer. Paf! Choc. Seule reste la dépouille du cerf. Uniquement l'enveloppe, tangible mais symboliquement vide. L'énergie qui anime le roi des forêts, c'est Hubert qui la récupère.
- Je vous dis, vous devriez écrire un bouquin, fit Prouteau.
André, toujours droit dans sa livrée de serveur, restait songeur, il argumenta:
- Et ça lui sert à quoi, au Cervier en question?